CHAPITRE LXXII :
MADAME DE SAINT-MÉRAN
Une scène lugubre venait en effet de se passer dans la maison de M. de
Villefort.
Après le départ des deux
dames pour le bal, où toutes les instances de Mme de
Villefort n'avaient pu déterminer son mari à l'accompagner, le procureur du roi s'était, selon sa coutume, enfermé dans son cabinet avec une pile de dossiers qui eussent effrayé tout autre, mais qui, dans les temps ordinaires de sa vie, suffisaient à peine à satisfaire son robuste appétit de travailleur.
Mais, cette fois, les dossiers étaient chose de forme.
Villefort ne s'enfermait point pour travailler, mais pour réfléchir ; et, sa porte fermée, l'ordre donné qu'on ne le dérangeât que pour chose d'importance, il s'assit dans son fauteuil et se mit à repasser encore une fois dans sa mémoire tout ce qui, depuis sept à huit
jours, faisait déborder la coupe de ses sombres chagrins et de ses amers souvenirs.
Alors, au lieu d'attaquer les dossiers entassés devant lui, il ouvrit un tiroir de son bureau, fit jouer un secret, et tira la liasse de ses notes
personnelles, manuscrits précieux, parmi lesquels il avait classé et étiqueté avec des chiffres connus de lui seul les noms de tous ceux qui, dans sa carrière politique, dans ses affaires d'
argent, dans ses poursuites de barreau ou dans ses mystérieuses
amours, étaient devenus ses
ennemis.
Le nombre en était si formidable aujourd'hui qu'il avait commencé à trembler ; et cependant, tous ces noms, si puissants et si formidables qu'ils fussent, l'avaient fait bien des fois sourire, comme sourit le voyageur qui, du faîte culminant de la
montagne, regarde à ses pieds les pics
aigus, les chemins impraticables et les arêtes des précipices près desquels il a, pour arriver, si longtemps et si péniblement rampé.
Quand il eut bien repassé tous ces noms dans sa mémoire, quand il les eut bien relus, bien étudiés, bien commentés sur ses listes, il secoua la tête.
« Non, murmura-t-il, aucun de ces
ennemis n'aurait attendu patiemment et laborieusement jusqu'au
jour où nous sommes, pour venir m'écraser maintenant avec ce secret. Quelquefois, comme dit Hamlet, le bruit des choses les plus profondément enfoncées sort de terre, et, comme les
feux du phosphore, court follement dans l'
air, mais ce sont des
flammes qui éclairent un moment pour égarer. L'
histoire aura été racontée par le Corse à quelque
prêtre, qui l'aura racontée à son tour. M. de Monte-Cristo l'aura sue, et pour s'éclaircir... »
« Mais à quoi bon s'éclaircir ? reprenait
Villefort après un instant de réflexion. Quel intérêt M. de Monte-Cristo, M. Zaccone, fils d'un
armateur de Malte, exploiteur d'une mine d'
argent en Thessalie, venant pour la première fois en France, a-t-il de s'éclaircir d'un fait sombre, mystérieux et inutile comme celui-là ? Au milieu des renseignements incohérents qui m'ont été donnés par cet
abbé Busoni et par ce Lord Wilmore, par cet ami et par cet
ennemi, une seule
chose ressort claire, précise,
patente à mes yeux : c'est que dans aucun temps, dans aucun cas, dans aucune circonstance, il ne peut y avoir eu le moindre
contact entre moi et lui. »
Mais
Villefort se disait ces paroles sans croire lui-même à ce qu'il disait. Le plus terrible pour lui n'était pas encore la révélation, car il pouvait nier, ou même répondre ; il s'inquiétait peu de ce
Mane, Thecel, Pharès, qui apparaissait tout à coup en lettres de sang sur la muraille, mais ce qui l'inquiétait, c'était de connaître le
corps auquel appartenait la main qui les avait tracées.
Au moment où il essayait de se rassurer lui-même, et où, au lieu de cet
avenir politique que, dans ses rêves d'ambition, il avait entrevu quelquefois,
il se composait, dans la crainte d'éveiller cet
ennemi endormi depuis si
longtemps, un avenir restreint aux joies du foyer, un bruit de voiture retentit
dans la cour ; puis il entendit dans son escalier la marche d'une personne âgée,
puis des sanglots et des hélas ! comme les domestiques en trouvent lorsqu'ils
veulent devenir intéressants par la douleur de leurs maîtres.
Il se hâta de tirer le verrou de son cabinet, et bientôt, sans être annoncée,
une vieille
dame entra, son châle sur le bras et son chapeau à la main. Ses
cheveux blanchis découvraient un front mat comme l'ivoire jauni, et ses yeux, à
l'
angle desquels l'âge avait creusé des rides profondes, disparaissaient presque
sous le gonflement des pleurs.
« Oh ! monsieur, dit-elle ; ah ! monsieur, quel malheur ! moi aussi, j'en mourrai !
oh ! oui, bien certainement j'en mourrai ! »
Et, tombant sur le fauteuil le plus proche de la porte, elle éclata en
sanglots.
Les domestiques, debout sur le seuil, et n'osant aller plus loin, regardaient
le vieux serviteur de Noirtier, qui, ayant entendu ce bruit de la
chambre de son
maître, était accouru aussi et se tenait derrière les autres.
Villefort se leva
et courut à sa belle-mère, car c'était elle-même.
« Eh ! mon
Dieu ! madame, demanda-t-il, que s'est-il passé ? qui vous bouleverse
ainsi ? et M. de Saint-Méran ne vous accompagne-t-il pas ?
M. de Saint-Méran est mort », dit la vieille
marquise, sans préambule, sans
expression, et avec une sorte de stupeur.
Villefort recula d'un pas et frappa ses mains l'une contre l'autre.
« Mort !... balbutia-t-il ; mort ainsi... subitement ?
Il y a huit
jours, continua Mme de Saint-Méran, nous montâmes ensemble en
voiture après dîner M. de Saint-Méran était souffrant depuis quelques
jours :
cependant l'idée de revoir notre chère
Valentine le rendait courageux, et malgré
ses douleurs il avait voulu partir, lorsque, à six
lieues de
, il fut
pris, après avoir mangé ses pastilles habituelles, d'un sommeil si profond qu'il
ne me semblait pas naturel ; cependant j'hésitais à le réveiller, quand il me
sembla que son visage rougissait et que les veines de ses tempes battaient plus
violemment que d'habitude. Mais cependant, comme la nuit était venue et que je
ne voyais plus rien, je le laissai dormir ; bientôt il poussa un cri sourd et
déchirant comme celui d'un homme qui souffre en rêve, et renversa d'un brusque
mouvement sa tête en arrière. J'appelai le valet de
chambre, je fis arrêter le
postillon, j'appelai M. de Saint-Méran, je lui fis respirer mon flacon de sels,
tout était fini, il était mort, et ce fut côte à côte avec son cadavre que
j'arrivai à
Aix. »
Villefort demeurait stupéfait et la bouche béante.
« Et vous appelâtes un médecin, sans doute ?
A l'instant même ; mais, comme je vous l'ai dit, il était trop tard.
Sans doute ; mais au moins pouvait-il reconnaître de quelle maladie le pauvre
marquis était mort.
Mon
Dieu ! oui, monsieur, il me l'a dit ; il paraît que c'est d'une apoplexie
foudroyante.
Et que fîtes-vous alors ?
M. de Saint-Méran avait toujours dit que, s'il mourait loin de
Paris, il
désirait que son
corps fût ramené dans le caveau de la famille. Je l'ai fait
mettre dans un cercueil de plomb, et je le précède de quelques
jours.
Oh ! mon
Dieu, pauvre mère ! dit
Villefort ; de pareils soins après un pareil
coup, et à votre âge !
Dieu m'a donné la
force jusqu'au bout ; d'ailleurs, ce cher
marquis, il eût
certes fait pour moi ce que j'ai fait pour lui. Il est vrai que depuis que je
l'ai quitté là-bas, je crois que je suis folle. Je ne peux plus pleurer ; il est
vrai qu'on dit qu'à mon âge on n'a plus de larmes ; cependant il me semble que
tant qu'on souffre on devrait pouvoir pleurer. Où est
Valentine, monsieur ? c'est
pour elle que nous revenions, je veux voir
Valentine. »
Villefort pensa qu'il serait affreux de répondre que
Valentine était au bal ;
il dit seulement à la
marquise que sa petite-fille était sortie avec sa
belle-mère et qu'on allait la prévenir.
« A l'instant même, monsieur, à l'instant même, je vous en supplie », dit la
vieille
dame.
Villefort mit sous son bras le bras de Mme de Saint-Méran et la conduisit à
son appartement.
« Prenez du repos, dit-il, ma mère. »
La
marquise leva la tête à ce mot, et
voyant cet homme qui lui rappelait
cette fille tant regrettée qui revivait pour elle dans
Valentine, elle se sentit
frappée par ce nom de mère, se mit à
fondre en larmes, et tomba à genoux dans un
fauteuil où elle ensevelit sa tête
vénérable.
Villefort la recommanda aux soins des femmes, tandis que le vieux
Barrois
remontait tout effaré chez son maître ; car rien n'effraie tant les vieillards
que lorsque la mort quitte un instant leur côté pour aller
frapper un autre
vieillard. Puis, tandis que Mme de Saint-Méran, toujours agenouillée, priait du
fond du cur, il envoya chercher une voiture de place et vint lui-même prendre
chez Mme de Morcerf sa femme et sa fille pour les ramener à la maison. Il était
si pâle lorsqu'il parut à la porte du salon que
Valentine courut à lui en
s'écriant :
« Oh ! mon père ! il est arrivé quelque malheur !
Votre bonne maman vient d'arriver,
Valentine, dit M. de
Villefort.
Et mon grand-père ? » demanda la jeune fille toute tremblante.
M. de
Villefort ne répondit qu'en offrant son bras à sa fille.
Il était temps :
Valentine, saisie d'un vertige, chancela ; Mme de
Villefort se
hâta de la soutenir, et aida son mari à l'entraîner vers la voiture en
disant :
« Voilà qui est étrange ! qui aurait pu se douter de cela ? Oh ! oui, voilà qui
est étrange ! »
Et toute cette famille désolée s'enfuit ainsi, jetant sa tristesse, comme un
crêpe noir, sur le reste de la soirée.
Au bas de l'escalier,
Valentine trouva
Barrois qui l'attendait :
« M. Noirtier désire vous voir ce soir, dit-il tout bas.
Dites-lui que j'irai en sortant de chez ma bonne grand-mère », dit
Valentine.
Dans la délicatesse de son
âme, la jeune fille avait compris que celle qui
avait surtout besoin d'elle à cette heure, c'était Mme de Saint-Méran.
Valentine trouva son aïeule au
lit ; muettes caresses, gonflement si
douloureux du cur, soupirs entrecoupés, larmes brûlantes, voilà quels furent
les seuls détails racontables de cette entrevue, à laquelle assistait, au bras
de son mari, Mme de
Villefort, pleine de respect, apparent du moins, pour la
pauvre veuve.
Au bout d'un instant, elle se pencha à l'oreille de son mari :
« Avec votre permission, dit-elle, mieux vaut que je me retire, car ma
vue
paraît affliger encore votre belle-mère. »
Mme de Saint-Méran l'entendit.
« Oui, oui, dit-elle à l'oreille de
Valentine, qu'elle s'en aille ; mais reste,
toi, reste. »
Mme de
Villefort sortit, et
Valentine demeura seule près du
lit de son
aïeule, car le procureur du roi, consterné de cette mort imprévue, suivit sa
femme.
Cependant
Barrois était remonté la première fois près du vieux Noirtier ;
celui-ci avait entendu tout le bruit qui se faisait dans la maison, et il avait
envoyé, comme nous l'avons dit, le vieux serviteur s'informer.
A son retour, cet il si vivant et surtout si intelligent interrogea le
messager :
« Hélas ! monsieur, dit
Barrois, un grand malheur est arrivé : Mme de
Saint-Méran est ici, et son mari est mort. »
M. de Saint-Méran et Noirtier n'avaient jamais été liés d'une bien profonde
amitié ; cependant, on sait l'effet que fait toujours sur un vieillard l'annonce
de la mort d'un autre vieillard.
Noirtier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme un homme accablé ou
comme un homme qui pense, puis il ferma un seul il.
« Mlle
Valentine ? » dit
Barrois.
Noirtier fit signe que oui.
« Elle est au bal, monsieur le sait bien, puisqu'elle est venue lui dire adieu
en grande toilette. »
Noirtier ferma de nouveau l'il gauche.
« Oui, vous voulez la voir ? »
Le vieillard fit signe que c'était cela qu'il désirait.
« Eh bien, on va l'aller chercher sans doute chez Mme de Morcerf ; je
l'attendrai à son retour, et je lui dirai de monter chez vous. Est-ce cela ?
Oui », répondit le paralytique.
Barrois guetta donc le retour de
Valentine, et comme nous l'avons vu, à son
retour, il lui exposa le désir de son grand-père.
En vertu de ce désir,
Valentine monta chez Noirtier au sortir de chez Mme de
Saint-Méran, qui, tout agitée qu'elle était, avait fini par succomber à la
fatigue et dormait d'un sommeil fiévreux.
On avait approché à la portée de sa main une petite table sur laquelle
étaient une carafe d'orangeade, sa boisson habituelle, et un verre.
Puis, comme nous l'avons dit, la jeune fille avait quitté le
lit de la
marquise pour monter chez Noirtier.
Valentine vint embrasser le vieillard, qui la regarda si tendrement que la
jeune fille sentit de nouveau jaillir de ses yeux des larmes dont elle croyait
la source tarie.
Le vieillard insistait avec son regard.
« Oui, oui, dit
Valentine, tu veux dire que j'ai toujours un bon grand-père,
n'est-ce pas ? »
Le vieillard fit signe qu'effectivement c'était cela que son regard voulait
dire.
« Hélas ! heureusement, reprit
Valentine, sans cela, que deviendrais-je, mon
Dieu ? »
Il était une heure du matin.
Barrois, qui avait
envie de se coucher lui-même,
fit observer qu'après une soirée aussi douloureuse, tout le monde avait besoin
de repos. Le vieillard ne voulut pas dire que son repos à lui, c'était de voir
son
enfant. Il congédia
Valentine à qui effectivement la douleur et la fatigue
donnaient un
air souffrant.
Le lendemain, en
entrant chez sa grand-mère,
Valentine trouva celle-ci au
lit ; la fièvre ne s'était point calmée ; au contraire, un
feu sombre brillait
dans les yeux de la vieille
marquise, et elle paraissait en proie à une violente
irritation nerveuse.
« Oh ! mon
Dieu ! bonne maman, souffrez-vous davantage ? s'écria
Valentine en
apercevant tous ces symptômes d'agitation.
Non, ma fille, non, dit Mme de Saint-Méran ; mais j'attendais avec impatience
que tu fusses arrivée pour envoyer chercher ton père.
Mon père ? demanda
Valentine inquiète.
Oui, je veux lui parler. »
Valentine n'osa point s'opposer au désir de son aïeule, dont d'ailleurs elle
ignorait la cause, et un instant après
Villefort entra.
« Monsieur, dit Mme de Saint-Méran, sans employer aucune circonlocution, et
comme si elle eût paru craindre que le temps ne lui manquât, il est question,
m'avez-vous écrit, d'un
mariage pour cette
enfant ?
Oui, madame, répondit
Villefort ; c'est même plus qu'un projet, c'est une
convention.
Votre gendre s'appelle M. Franz d'Epinay ?
Oui, madame.
C'est le fils du général d'Epinay, qui était des nôtres, et qui fut
assassiné quelques
jours avant que l'usurpateur revînt de l'île d'Elbe ?
C'est cela même.
Cette alliance avec la petite-fille d'un
jacobin ne lui répugne pas ?
Nos dissensions civiles se sont heureusement éteintes, ma mère, dit
Villefort ; M. d'Epinay était presque un
enfant à la mort de son père ; il connaît
fort peu M. Noirtier, et le verra,
sinon avec plaisir, avec indifférence du
moins.
C'est un parti sortable ?
Sous tous les rapports.
Le jeune homme... ?
Jouit de la considération générale.
Il est convenable ?
C'est un des hommes les plus distingués que je connaisse. »
Pendant toute cette conversation,
Valentine était restée muette.
« Eh bien, monsieur, dit après quelques secondes de réflexion Mme de
Saint-Méran, il faut vous hâter, car j'ai peu de temps à vivre.
Vous, madame ! vous, bonne maman ! s'écrièrent M. de
Villefort et
Valentine.
Je sais ce que je dis, reprit la
marquise, il faut donc vous hâter, afin
que, n'ayant plus de mère, elle ait au moins sa grand-mère pour bénir son
mariage. Je suis la seule qui lui reste du côté de ma pauvre Renée, que vous
avez si vite oubliée, monsieur.
Ah ! madame, dit
Villefort, vous oubliez qu'il fallait donner une mère à
cette pauvre
enfant qui n'en avait plus.
Une belle-mère n'est jamais une mère monsieur ! Mais ce n'est pas de cela
qu'il s'agit, il s'agit de
Valentine ; laissons les morts tranquilles. »
Tout cela était dit avec une telle volubilité et un tel accent, qu'il y avait
quelque chose dans cette conversation qui ressemblait à un commencement de
délire.
« Il sera fait selon votre désir, madame, dit
Villefort et cela d'autant mieux
que votre désir est d'accord avec le mien ; et, aussitôt l'arrivée de M. d'Epinay
à
Paris...
Ma bonne mère, dit
Valentine, les convenances, le deuil tout récent...
voudriez-vous donc faire un
mariage sous d'aussi tristes auspices ?
Ma fille, interrompit vivement l'aïeule, pas de ces raisons banales qui
empêchent les
esprits faibles de bâtir solidement leur avenir. Moi aussi, j'ai
été mariée au
lit de mort de ma mère, et n'ai certes point été malheureuse pour
cela.
Encore cette idée de mort ! madame, reprit
Villefort.
Encore ! toujours !... Je vous dis que je vais mourir, entendez-vous ! Eh bien,
avant de mourir, je veux avoir vu mon gendre ; je veux lui ordonner de rendre ma
petite-fille heureuse ; je veux lire dans ses yeux s'il compte m'obéir ; je veux
le connaître enfin, moi ! continua l'aïeule avec une expression effrayante, pour
le venir trouver du fond de mon tombeau s'il n'était pas ce qu'il doit être,
s'il n'était pas ce qu'il faut qu'il soit.
Madame, dit
Villefort, il faut éloigner de vous ces idées exaltées, qui
touchent presque à la folie. Les morts, une fois couchés dans leur tombeau, y
dorment sans se relever jamais.
Oh ! oui, oui, bonne mère, calme-toi ! dit
Valentine.
Et moi, monsieur, je vous dis qu'il n'en est point ainsi que vous croyez.
Cette nuit j'ai dormi d'un sommeil terrible ; car je me voyais en quelque sorte
dormir comme si mon
âme eût déjà plané au-dessus de mon
corps : mes yeux, que je
m'efforçais d'ouvrir, se refermaient malgré moi ; et cependant je sais bien que
cela va vous paraître impossible, à vous, monsieur, surtout ; eh bien, mes yeux
fermés, j'ai vu, à l'endroit même où vous êtes, venant de cet
angle où il y a
une porte qui donne dans le cabinet de toilette de Mme de
Villefort, j'ai vu
entrer sans bruit une forme blanche.
Valentine jeta un cri.
« C'était la fièvre qui vous agitait, madame, dit
Villefort.
Doutez si vous voulez, mais je suis sûre de ce que je dis : j'ai vu une forme
blanche ; et comme si
Dieu eût craint que je ne récusasse le témoignage d'un seul
de mes sens, j'ai entendu remuer mon verre, tenez, tenez, celui-là même qui est
ici, là, sur la table.
Oh ! bonne mère, c'était un rêve.
C'était si peu un rêve, que j'ai étendu la main vers la sonnette, et qu'à ce
geste l'ombre a disparu. La femme de
chambre est entrée alors avec une lumière.
Les fantômes ne se montrent qu'à ceux qui doivent les voir : c'était l'
âme de mon
mari. Eh bien, si l'
âme de mon mari revient pour m'appeler, pourquoi mon
âme, à
moi, ne reviendrait-elle pas pour défendre ma fille ? Le lien est encore plus
direct, ce me semble.
Oh ! madame, dit
Villefort, remué malgré lui jusqu'au fond des entrailles, ne
donnez pas l'essor à ces lugubres idées ; vous vivrez avec nous, vous vivrez
longtemps heureuse, aimée, honorée, et nous vous ferons oublier...
Jamais ! jamais ! jamais ! dit la
marquise. Quand revient M. d'Epinay ?
Nous l'attendons d'un moment à l'autre.
C'est bien ; aussitôt qu'il sera arrivé, prévenez-moi. Hâtons-nous,
hâtons-nous. Puis, je voudrais aussi voir un notaire pour m'assurer que tout
notre bien revient à
Valentine.
Oh ! ma mère, murmura
Valentine en appuyant ses lèvres sur le front brillant
de l'aïeule, vous voulez donc me faire mourir ? Mon
Dieu ! vous avez la fièvre. Ce
n'est pas un notaire qu'il faut appeler, c'est un médecin !
Un médecin ? dit-elle en haussant les épaules, je ne souffre pas ; j'ai soif,
voilà tout.
Que buvez-vous, bonne maman ?
Comme toujours, tu le sais bien, mon orangeade. Mon verre est là sur cette
table, passe-le-moi,
Valentine. »
Valentine versa l'orangeade de la carafe dans le verre et le prit avec un
certain effroi pour le donner à sa grand-mère, car c'était ce même verre qui,
prétendait-elle, avait été touché par l'ombre.
La
marquise vida le verre d'un seul trait.
Puis elle se retourna sur son oreiller en répétant :
« Le notaire ! le notaire ! »
M. de
Villefort sortit.
Valentine s'assit près du
lit de sa grand-mère. La
pauvre
enfant semblait avoir grand besoin elle-même de ce médecin qu'elle avait
recommandé à son aïeule. Une rougeur pareille à une
flamme brûlait la pommette
de ses joues, sa respiration était courte et haletante, et son pouls battait
comme si elle avait eu la fièvre.
C'est qu'elle songeait, la pauvre
enfant, au désespoir de Maximilien quand il
apprendrait que Mme de Saint-Méran, au lieu de lui être une alliée, agissait
sans le connaître, comme si elle lui était ennemie.
Plus d'une fois
Valentine avait songé à tout dire à sa grand-mère, et elle
n'eût pas hésité un seul instant si Maximilien Morrel s'était appelé
Albert de
Morcerf ou Raoul de Château-Renaud ; mais Morrel était d'
extraction plébéienne,
et
Valentine savait le mépris que l'orgueilleuse
marquise de Saint-Méran avait
pour tout ce qui n'était point de race.
Son secret avait donc toujours, au
moment où il allait se faire
jour, été repoussé dans son cur par cette triste
certitude qu'elle le livrerait inutilement, et qu'une fois ce secret connu de
son père et de sa belle-mère, tout serait perdu.
Deux heures à peu près s'écoulèrent ainsi. Mme de Saint-Méran dormait d'un
sommeil ardent et agité. On annonça le notaire.
Quoique cette annonce eût été faite très bas, Mme de Saint-Méran se souleva
sur son oreiller.
« Le notaire ? dit-elle ; qu'il vienne, qu'il vienne ! »
Le notaire était à la porte, il entra.
« Va-t'en,
Valentine, dit Mme de Saint-Méran, et laisse-moi avec monsieur.
Mais, ma mère...
Va, va. »
La jeune fille baisa son aïeule au front et sortit, le mouchoir sur les yeux.
A la porte elle trouva le valet de
chambre, qui lui dit que le médecin attendait
au salon.
Valentine descendit rapidement. Le médecin était un ami de la famille,
et en même temps un des hommes les plus habiles de l'époque : il aimait beaucoup
Valentine, qu'il avait
vue venir au monde. Il avait une fille de l'âge de Mlle
de
Villefort à peu près, mais née d'une mère poitrinaire ; sa vie était une
crainte continuelle à l'égard de son
enfant.
« Oh ! dit
Valentine, cher monsieur d'
Avrigny, nous vous attendions avec bien
de l'impatience. Mais avant toute chose, comment se portent
Madeleine et
Antoinette ? »
Madeleine était la fille de M. d'
Avrigny, et Antoinette sa nièce.
M. d'
Avrigny sourit tristement.
« Très bien Antoinette, dit-il ; assez bien
Madeleine. Mais vous m'avez envoyé
chercher, chère
enfant ? dit-il. Ce n'est ni votre père, ni Mme de
Villefort qui
est malade ? Quant à nous, quoiqu'il soit visible que nous ne pouvons pas nous
débarrasser de nos nerfs, je ne présume pas que vous ayez besoin de moi
autrement que pour que je vous recommande de ne pas trop laisser notre
imagination
battre la campagne ? »
Valentine rougit ; M. d'
Avrigny poussait la science de la divination presque
jusqu'au miracle, car c'était un de ces médecins qui traitent toujours le
physique par le moral.
« Non, dit-elle, c'est pour ma pauvre grand-mère. Vous savez le malheur qui
nous est arrivé, n'est-ce pas ?
Je ne sais rien, dit d'
Avrigny.
Hélas ! dit
Valentine en comprimant ses sanglots, mon grand-père est
mort.
M. de Saint-Méran ?
Oui.
Subitement ?
D'une attaque d'apoplexie foudroyante.
D'une apoplexie ? répéta le médecin.
Oui. De sorte que ma pauvre grand-mère est frappée de l'idée que son mari,
qu'elle n'avait jamais quitté, l'appelle, et qu'elle va aller le rejoindre. Oh !
monsieur d'
Avrigny, je vous recommande bien ma pauvre grand-mère !
Où est-elle ?
Dans sa
chambre avec le notaire.
Et M. Noirtier ?
Toujours le même, une lucidité d'
esprit parfaite, mais la même
immobilité, le même mutisme.
Et le même
amour pour vous, n'est-ce pas, ma chère
enfant ?
Oui, dit
Valentine en soupirant, il m'aime bien, lui.
Qui ne vous aimerait pas ? »
Valentine sourit tristement.
« Et qu'éprouve votre grand-mère ?
Une excitation nerveuse singulière, un sommeil agité et étrange ; elle prétendait ce matin que, pendant son sommeil, son
âme planait au-dessus de son
corps qu'elle regardait dormir : c'est du délire ; elle prétend avoir vu un fantôme entrer dans sa
chambre et avoir entendu le bruit que faisait le prétendu fantôme en touchant à son verre.
C'est singulier, dit le docteur, je ne savais pas Mme de Saint-Méran sujette à ces hallucinations.
C'est la première fois que je l'ai
vue ainsi, dit
Valentine, et ce matin elle m'a fait grand-peur, je l'ai crue folle ; et mon père, certes, monsieur d'
Avrigny, vous connaissez mon père pour un
esprit sérieux, eh bien, mon père lui-même a paru fort impressionné.
Nous allons voir, dit M. d'
Avrigny ; ce que vous me dites là me semble étrange. »
Le notaire descendait ; on vint prévenir
Valentine que sa grand-mère était seule.
« Montez, dit-elle au docteur.
Et vous ?
Oh ! moi, je n'ose, elle m'avait défendu de vous envoyer chercher ; puis, comme vous le dites, moi-même, je suis agitée, fiévreuse, mal disposée, je vais faire un tour au
jardin pour me remettre. »
Le docteur serra la main à
Valentine, et tandis qu'il montait chez sa grand-mère, la jeune fille descendit le perron.
Nous n'avons pas besoin de dire quelle portion du
jardin était la promenade favorite de
Valentine. Après avoir fait deux ou trois tours dans le parterre qui entourait la maison, après avoir cueilli une
rose pour mettre à sa ceinture ou dans ses
cheveux, elle s'enfonçait sous l'allée sombre qui conduisait au banc, puis du banc elle allait à la grille.
Cette fois,
Valentine fit, selon son habitude, deux ou trois tours au milieu de ses
fleurs, mais sans en cueillir : le deuil de son cur, qui n'avait pas encore eu le temps de s'étendre sur sa personne, repoussait ce simple ornement, puis elle s'achemina vers son allée. A mesure qu'elle avançait, il lui semblait entendre une voix qui prononçait son nom. Elle s'arrêta étonnée.
Alors cette voix arriva plus distincte à son oreille, et elle reconnut la voix de Maximilien.