Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète
douleur avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise
les hommes éprouvés dans le sang et le
feu des champs de bataille.
- Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté ; car il respirait, ce pauvre
colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de
fondre une couche
de neige moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête,
et il aspirait l'
air comme s'il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j'avais
été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé.
Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot
amour.
Alors elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent,
elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît.
Comment aurais-je pu intéresser une femme ? j'avais une face de requiem
, j'étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt
à un Esquimau qu'à un Français, moi qui jadis passais pour
le plus joli des muscadins, en 1799 ! moi, Chabert, comte de l'Empire ! Enfin,
le
jour même où l'on me jeta sur le pavé comme un
chien,
je rencontrai le maréchal-des-logis de qui je vous ai déjà
parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions
la plus belle paire de rosses que j'aie jamais
vue ; je l'aperçus à
la promenade, si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j'étais.
Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai,
la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui
crève. Cette gaieté, monsieur, me causa l'un de mes plus vifs
chagrins ! Elle me révélait sans fard tous les changements qui
étaient survenus en moi ! J'étais donc méconnaissable,
même pour l'oeil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis !
jadis j'avais sauvé la vie à Boutin, mais c'était une revanche
que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La
scène eut lieu en Italie, à
Ravenne. La maison où Boutin
m'empêcha d'être poignardé n'était pas une maison
fort décente. A cette époque je n'étais pas colonel, j'étais
simple cavalier, comme Boutin. Heureusement cette
histoire comportait des détails
qui ne pouvaient être connus que de nous seuls ; et, quand je les lui
rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidents
de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrement
altérés, que je n'eusse plus ni
cheveux, ni dents, ni sourcils,
que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans
le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis
victorieusement. Il me raconta ses aventures, elles n'étaient pas moins
extraordinaires que les miennes : il revenait des confins de la Chine, où
il avait voulu pénétrer après s'être échappé
de la Sibérie. Il m'apprit les désastres de la campagne de Russie
et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une
des choses qui m'ont fait le plus de mal ! Nous étions deux débris
curieux après avoir ainsi roulé sur le globe comme roulent dans
l'Océan les cailloux emportés d'un rivage à l'autre par
les tempêtes. A nous deux nous avions vu l'Egypte, la Syrie, l'Espagne,
la Russie, la Hollande, l'Allemagne, l'Italie, la Dalmatie, l'Angleterre, la
Chine, la Tartarie, la Sibérie ; il ne nous manquait que d'être
allés dans les Indes et en Amérique ! Enfin, plus ingambe que
je ne l'étais, Boutin se chargea d'aller à
Paris le plus lestement
possible afin d'instruire ma femme de l'état dans lequel je me trouvais.
J'écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée.
C'était la quatrième, monsieur ! si j'avais eu des parents, tout
cela ne serait peut-être pas arrivé ; mais, il faut vous l'avouer,
je suis un
enfant d'hôpital, un soldat qui pour patrimoine avait son courage,
pour famille tout le monde, pour patrie la France, pour tout protecteur le bon
Dieu. Je me trompe ! j'avais un père, l'Empereur ! Ah ! s'il était
debout, le cher homme ! et qu'il vît son Chabert , comme il me nommait,
dans l'état où je suis, mais il se mettrait en colère.
Que voulez-vous ! notre
soleil s'est couché, nous avons tous froid maintenant.
Après tout, les événements politiques pouvaient justifier
le silence de ma femme ! Boutin partit. Il était bien heureux, lui !
Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient
vivre. Je ne pouvais l'accompagner ; mes douleurs ne me permettaient pas de
faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes,
après avoir marché aussi long-temps que mon état put me
le permettre en compagnie de ses ours et de lui. A Carlsruhe j'eus un accès
de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille
dans une auberge ! Je ne finirais pas, monsieur, s'il fallait vous raconter
tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès
desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins
de pitié, parce qu'on ne les voit point. Je me souviens d'avoir pleuré
devant un hôtel de
où j'avais donné jadis une
fête, et où je n'obtins rien, pas même un morceau de pain.
Ayant déterminé de concert avec Boutin l'
itinéraire que
je devais suivre, j'allais à chaque bureau de poste demander s'il y avait
une lettre et de l'
argent pour moi. Je vins jusqu'à
Paris sans avoir
rien trouvé. Combien de désespoirs ne m'a-t-il pas fallu dévorer
! - Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé
à Waterloo. J'appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès
de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin j'entrai dans
Paris en même
temps que les Cosaques. Pour moi c'était douleur sur douleur. En
voyant
les Russes en France, je ne pensais plus que je n'avais ni souliers aux pieds
ni
argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtements étaient en
lambeaux. La veille de mon arrivée je fus forcé de bivouaquer
dans les
bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un
accès de je ne sais quelle maladie, qui me prit quand je traversai le
faubourg
Saint-Martin. Je tombai presque évanoui à la porte d'un
marchand de fer. Quand je me réveillai j'étais dans un
lit à
l'Hôtel-Dieu. Là je restai pendant un mois assez heureux. Je fus
bientôt renvoyé. J'étais sans
argent, mais bien portant
et sur le bon pavé de
Paris. Avec quelle joie et quelle promptitude j'allai
rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un
hôtel à moi ! Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la
rue de la Chaussée-d'
Antin. Je n'y vis plus mon hôtel, il avait
été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti
plusieurs maisons dans mes
jardins.
Ignorant que ma femme fût mariée
à monsieur Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin
je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes
affaires. Le bonhomme était mort après avoir cédé
sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m'apprit, à mon
grand étonnement, l'ouverture de ma succession, sa liquidation, le
mariage
de ma femme et la naissance de ses deux
enfants. Quand je lui dis être
le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai
sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit
songer à Charenton, et je résolus d'agir avec prudence. Alors,
monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m'acheminai vers son hôtel,
le
coeur plein d'espoir. Eh ! bien, dit le colonel avec un mouvement de rage
concentrée, je n'ai pas été reçu lorsque je me fis
annoncer sous un nom d'emprunt, et le
jour où je pris le mien je fus
consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou
du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières
collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait
dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l'éclair,
et où j'entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui
n'est plus à moi ! Oh ! dès ce
jour j'ai vécu pour la vengeance,
s'écria le vieillard d'une voix sourde en se dressant tout à coup
devant Derville. Elle sait que j'existe ; elle a reçu de moi, depuis
mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m'aime plus
! Moi, j'ignore si je l'aime ou si je la déteste ! je la désire
et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur ; eh !
bien, elle ne m'a pas seulement fait parvenir le plus léger secours !
Par moments je ne sais plus que devenir !
A ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint
immobile. Derville
resta silencieux, occupé à contempler son client.
- L'affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant
l'authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg,
il ne m'est pas prouvé que nous puissions triompher tout d'abord. Le
procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir
à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
- Oh ! répondit froidement le colonel en relevant la tête par
un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l'homme énergique
brillaient rallumés aux
feux du désir et de la vengeance.
- Il faudra peut-être transiger, dit l'avoué.
- Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je
vivant ?
- Monsieur, reprit l'avoué, vous suivrez, je l'espère, mes conseils.
Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l'intérêt
que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes
judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui
vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix
jours. Il
ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous
êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de
personne. Je donnerai à ces avances la forme d'un prêt. Vous avez
des biens a recouvrer, vous êtes riche.
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville
se leva brusquement, car il n'était peut-être pas de costume qu'un
avoué parût s'émouvoir ; il passa dans son cabinet, d'où
il revint avec une lettre non cachetée qu'il remit au comte Chabert.
Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces
d'or à travers le papier.
- Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du
royaume ? dit l'avoué.
Le colonel dicta les renseignements en vérifiant l'orthographe des noms
de lieux ; puis, il prit son chapeau d'une main, regarda Derville, lui tendit
l'autre main, une main calleuse, et lui dit d'une voix simple : - Ma foi, monsieur,
après l'Empereur, vous êtes l'homme auquel je devrai le plus !
Vous êtes un brave .
L'avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l'escalier
et l'éclaira.
- Boucard, dit Derville a son premier clerc, je viens d'entendre une
histoire
qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé,
je ne regretterai pas mon
argent, j'aurai vu le plus habile comédien
de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère,
il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l'avoué
lui avait données, et les regarda pendant un moment à la lumière.
Il revoyait de l'or pour la première fois depuis neuf ans.
- Je vais donc pouvoir fumer des cigares, se dit-il.
Environ trois mois après cette consultation nuitamment faite par le
colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde
que l'avoué faisait à son singulier client, vint le voir pour
conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer
six cents francs donnés au vieux militaire.
- Tu t'amuses donc à entretenir l'ancienne armée ? lui dit en
riant ce notaire, nommé Crottat, jeune homme qui venait d'acheter l'étude
où il était Maître clerc, et dont le patron venait de prendre
la fuite en faisant une épouvantable faillite.
- Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler
cette affaire-là. Ma
philanthropie n'ira pas au delà de vingt-cinq
louis, je crains déjà d'avoir été la dupe de mon
patriotisme.
Au moment où Derville achevait sa phrase, il vit sur son bureau les
paquets que son Maître clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés
à l'aspect des timbres oblongs,
carrés, triangulaires, rouges,
bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne,
bavaroise et française.
- Ah ! dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie,
nous allons voir si je suis attrapé. Il prit la lettre et l'ouvrit, mais
il n'y put rien lire, elle était écrite en allemand. - Boucard,
allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit
Derville en entr'ouvrant la porte de son cabinet et tendant la lettre à
son Maître clerc.
Le notaire de Berlin auquel s'était adressé l'avoué, lui
annonçait que les actes dont les expéditions étaient demandées
lui parviendraient quelques
jours après cette lettre d'avis. Les pièces
étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des
légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre,
il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés
par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau ; et que la
femme à laquelle monsieur le comte Chabert devait la vie, vivait encore
dans un des faubourgs d'Heilsberg.
- Ceci devient sérieux, s'écria Derville quand Boucard eut fini
de lui donner la substance de la lettre. - Mais, dis donc, mon petit, reprit-il
en s'adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignements qui doivent
être en ton étude. N'est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin....
- Nous disons l'infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître
Alexandre Crottat en riant et interrompant Derville.
- N'est-ce pas chez cet infortuné qui vient d'emporter huit cent mille
francs à ses clients et de réduire plusieurs familles au désespoir,
que s'est faite la liquidation de la succession Chabert ? Il me semble que j'ai
vu cela dans nos pièces Ferraud.
- Oui, répondit Crottat, j'étais alors troisième clerc,
je l'ai copiée et bien étudiée, cette liquidation.
Rose
Chapotel,
épouse et veuve de
Hyacinthe, dit Chabert, comte de l'empire,
grand-officier de la Légion-d'Honneur ; ils s'étaient mariés
sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m'en
souvenir, l'actif s'élevait à six cent mille francs. Avant son
mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de
Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu'il posséderait
au moment de son décès, le domaine héritait de l'autre
quart. Il y a eu licitation, vente et partage, parce que les avoués sont
allés bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors
la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve
du colonel.
- Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu'à trois cent mille francs.
- Par conséquent, mon vieux ! répondit Crottat. Vous avez parfois
l'
esprit juste, vous autres avoués, quoiqu'on vous accuse de vous le
fausser en plaidant aussi bien le Pour que le
Contre.
Le comte Chabert, dont l'adresse se lisait au bas de la première quittance
que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg
Saint-Marceau, rue
du Petit-Banquier, chez un vieux maréchal-des-logis de la garde impériale,
devenu nourrisseur, et nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville
fut forcé d'aller à pied à la recherche de son client ;
car son cocher refusa de s'engager dans une rue non pavée et dont les
ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d'un cabriolet.
En regardant de tous les côtés, l'avoué finit par trouver,
dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevard, entre deux murs bâtis
avec des ossements et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le
passage des voitures avait ébréchés, malgré deux
morceaux de
bois placés eu forme de bornes. Ces pilastres soutenaient
une poutre couverte d'un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient
écrits en rouge : VERGNIAUD, NOURICEURE. A droite de ce nom, se voyaient
des oeufs, et à gauche une vache, le tout peint eu blanc. La porte était
ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. Au fond
d'une cour assez spacieuse, s'élevait, en face de la porte, une maison,
si toutefois ce nom convient à l'une de ces masures bâties dans
les faubourgs de
Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même
aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère
sans en avoir la
poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes
ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l'
air, la verdure,
l'aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive,
la mousse des chaumes, et les ustensiles champêtres ; mais à
Paris
la misère ne se grandit que par son horreur. Quoique récemment
construite, cette maison semblait près de tomber en ruine.
Aucun des
matériaux n'y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des
démolitions qui se font journellement dans
Paris. Derville
lut sur un
volet fait avec les planches d'une enseigne : Magasin de nouveautés .
Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement
placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie
habitable, était exhaussé d'un côté, taudis que de
l'autre les
chambres étaient enterrées par une
éminence.
Entre la porte et la maison s'étendait une mare pleine de fumier où
coulaient les
eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s'appuyait
ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres,
était garni de cabanes grillagées où de vrais lapins faisaient
leurs nombreuses familles. A droite de la porte cochère se trouvait la
vacherie surmontée d'un grenier à fourrages, et qui communiquait
à la maison par une laiterie. A gauche étaient une basse-cour,
une écurie et un toit à cochons qui avait été fini,
comme celui de la maison, en mauvaises planches de
bois blanc clouées
les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc. Comme presque tous
les endroits où se cuisinent les
éléments du grand repas
que
Paris dévore chaque
jour, la cour dans laquelle Derville mit le pied
offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité
d'arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc bossués
dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crème,
étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec leurs
bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer
flottaient au
soleil étendues sur des ficelles attachées à
des piquets. Ce
cheval pacifique, dont la race ne se trouve que chez les laitières,
avait fait quelques pas en avant de sa charrette et restait devant l'écurie,
dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre
de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé
de la maison. Un
chat était accroupi sur les pots à crème
et les léchait. Les poules, effarouchées à l'approche de
Derville, s'envolèrent en criant, et le
chien de garde aboya.
- L'homme qui a décidé le gain de la bataille d'
Eylau serait
là ! se dit Derville en saisissant d'un seul coup d'oeil l'ensemble de
ce spectacle
ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L'un,
grimpé sur le faîte d'une charrette chargée de fourrage
vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine,
espérant qu'elles y tomberaient dans la marmite. L'autre essayait d'amener
un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis
que le troisième pendu à l'autre bout attendait que le cochon
y fût placé pour l'enlever en faisant faire la bascule à
la charrette. Quand Derville leur demanda si c'était bien là que
demeurait monsieur Chabert, aucun ne répondit, et tous trois le regardèrent
avec une stupidité spirituelle, s'il est permis d'allier ces deux mots.
Derville réitéra ses questions sans succès. Impatienté
par l'
air narquois des trois drôles, il leur dit de ces injures plaisantes
que les jeunes gens se croient le droit d'adresser aux
enfants, et les gamins
rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel
qui l'entendit, sortit d'une petite
chambre basse située près
de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire
inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées
(expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche
nommées des brûle-gueules . Il leva la visière d'une casquette
horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour
venir plus promptement à son bienfaiteur, en criant d'une voix amicale
aux gamins : - Silence dans les rangs ! Les
enfants gardèrent aussitôt
un silence respectueux qui annonçait l'empire exercé sur eux par
le vieux soldat.
- Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie ! Tenez, là, le chemin est pavé, s'écria-t-il en remarquant l'indécision de l'avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par
où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement
affecté d'être obligé de le recevoir dans la
chambre qu'il
occupait. En effet, Derville n'y aperçut qu'une seule chaise. Le
lit
du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse
avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées
je ne sais où, qui servent aux laitières à garnir les bancs
de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue.
Les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient
une si forte
humidité, que le mur contre lequel couchait le colonel était
tapissé d'une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou.
Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge.
Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés
par Plancher étaient ouverts, et paraissaient être la lecture du
colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette
misère. Sa visite chez Derville semblait avoir changé le caractère
de ses traits, où l'avoué trouva les traces d'une pensée
heureuse, une lueur particulière qu'y avait jetée l'espérance.
- La fumée de la pipe vous incommode-t-elle ? dit-il en tendant à
son avoué la chaise à moitié dépaillée.
- Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici.
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle
aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donnent
de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent.
- Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon
argent à satisfaire les trois vertus
théologales du troupier :
le
jeu, le vin et les femmes !
- C'est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C'est un bivouac
tempéré par l'amitié, mais... Ici le soldat lança
un regard profond à l'homme de loi. Mais, je n'ai fait de tort à
personne, je n'ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.
vL'avoué songea qu'il y aurait peu de délicatesse à demander
compte à son client des sommes qu'il lui avait avancées, et il
se contenta de lui dire : - Pourquoi n'avez-vous donc pas voulu venir dans
Paris
où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici,
mais où vous auriez été mieux ?
- Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m'avaient
recueilli, nourri gratis depuis un an ! comment les quitter au moment où
j'avais un peu d'
argent ? Puis le père de ces trois gamins est un vieux
égyptien ...
- Comment, un égyptien ?
- Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l'expédition
d'Egypte de laquelle j'ai fait partie. Non-seulement tous ceux qui en sont revenus
sont un peu
frères, mais Vergniaud était alors dans mon régiment,
nous avions partagé de l'
eau dans le désert. Enfin, je n'ai pas
encore fini d'apprendre à lire à ses marmots.
- Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre
argent, lui.
- Bah ! dit le colonel, ses
enfants couchent comme moi sur la paille ! Sa femme
et lui n'ont pas un
lit meilleur, ils sont bien pauvres, voyez-vous ? ils ont
pris un établissement au-dessus de leurs
forces. Mais si je recouvre
ma fortune !.. Enfin, suffit !
- Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d'Heilsberg. Votre
libératrice vit encore !
- Sacré
argent ! Dire que je n'en ai pas ! s'écria-t-il en jetant par terre sa pipe.
Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais
ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux,
que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné
ce crime de lèse-tabac. Les
anges auraient peut-être ramassé
les morceaux.
- Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville
en sortant de la
chambre pour s'aller promener au
soleil le long de la maison.
- Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L'on m'a cru mort,
me voilà ! rendez-moi ma femme et ma fortune ; donnez-moi le grade de
général auquel j'ai droit, car j'ai passé colonel dans
la garde impériale, la veille de la bataille d'
Eylau.
- Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Ecoutez-moi.
Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s'agit de le prouver
judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à
nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion
entraînera dix ou douze questions préliminaires. Toutes iront contradictoirement
jusqu'à la cour suprême, et constitueront autant de procès
coûteux, qui traîneront en longueur, quelle que soit l'activité
que j'y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle
nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être
une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux : admettons
qu'il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel
Chabert. Savons-nous comment sera jugée la question soulevée par
la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud ? Dans votre cause, le point
de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les
juges
que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions
délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques
procès criminels. Or, vous n'avez pas eu d'
enfants de votre
mariage,
et monsieur le comte Ferraud en a deux du sien, les
juges peuvent déclarer
nul le
mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit
du
mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne
foi chez les contractants. Serez-vous dans une position morale bien belle, en
voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où
vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus ? Vous aurez contre vous
votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les
tribunaux. Le procès a donc des
éléments de durée.
Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisants.
- Et ma fortune ?
- Vous vous croyez donc une grande fortune ?
- N'avais-je pas trente mille livres de rente ?
- Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre
mariage, un testament
qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
- C'est vrai.
- Eh ! bien, vous censé mort, n'a-t-il pas fallu procéder à
un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices
? Votre femme ne s'est pas fait
scrupule de tromper les pauvres. L'inventaire,
où sans doute elle s'est bien gardée de mentionner l'
argent comptant,
les pierreries, où elle aura produit peu d'argenterie, et où le
mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du
prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au
fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs
estimations, l'inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de
valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout
a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié
sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme
le fisc héritait de vous, attendu que vous n'aviez pas fait mention de
votre femme dans votre testament, l'Empereur a rendu par un décret à
votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à
quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins les
frais.
- Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi.
- Mais, certainement...
- Elle est belle.
- Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile
ne l'est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui
a été donnée par l'Empereur.
- Mais elle n'était pas veuve, le décret est nul...
- D'accord. Mais tout se plaide. Ecoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois
qu'une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénoûment
du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle
à laquelle vous auriez droit.
- Ce serait vendre ma femme !
- Avec vingt-quatre mille francs de rente, vous aurez, dans la position où
vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre,
et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd'hui même
madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain ; mais je n'ai pas voulu
faire cette démarche sans vous en prévenir.
-
Allons ensemble chez elle...
- Fait comme vous êtes ? dit l'avoué. Non, non, colonel, non.
Vous pourriez y perdre tout à fait votre procès...
- Mon procès est-il gagnable ?
- Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais, mon cher colonel Chabert,
vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge
n'est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une
provision , c'est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre
fortune, ils ne l'accorderont qu'après avoir reconnu vos qualités
de comte Chabert,
grand-officier de la Légion-d'Honneur.
- Tiens, je suis
grand-officier de la
Légion, je n'y pensais plus, dit-il naïvement.
- Eh ! bien, jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer
des avocats, lever et solder les
jugements, faire marcher des huissiers, et
vivre ? les frais des instances préparatoires se monteront, à
vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas,
moi qui suis écrasé par les intérêts énormes
que je paye à celui qui m'a prêté l'
argent de ma charge.
Et vous ! où les trouverez-vous ?
De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat
et roulèrent sur ses joues ridées. A l'aspect de ces difficultés,
il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur
la poitrine comme un
cauchemar.
- J'irai, s'écria-t-il, au pied de la colonne de la place
Vendôme,
je crierai là : - " Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé
le grand
carré des Russes à
Eylau ! " Le bronze, lui ! me
reconnaîtra.
- Et l'on vous mettra sans doute à Charenton.
A ce nom redouté, l'
exaltation du militaire tomba.
- N'y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère
de la guerre ?
- Les bureaux ! dit Derville. Allez-y, mais avec un
jugement bien en règle
qui déclare nul votre acte de décès. Les bureaux voudraient
pouvoir anéantir les gens de l'Empire.
Le colonel resta pendant un moment interdit,
immobile, regardant sans voir,
abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice militaire
est franche, rapide, elle décide à la turque, et
juge presque
toujours bien ; cette justice était la seule que connût Chabert.
En apercevant le dédale de difficultés où il fallait s'engager,
en
voyant combien il fallait d'
argent pour y voyager, le pauvre soldat reçut
un coup mortel dans cette puissance particulière à l'homme et
que l'on nomme la volonté . Il lui parut impossible de vivre en plaidant,
il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s'engager
comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques
et morales lui avaient déjà vicié le
corps dans quelques-uns
des organes les plus importants. Il touchait à l'une de ces maladies
pour lesquelles la médecine n'a pas de nom, dont le siége est
en quelque sorte mobile comme l'appareil nerveux qui paraît le plus attaqué
parmi tous ceux de notre machine, affection qu'il faudrait nommer le spleen
du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible,
mais réel, il était encore guérissable par une heureuse
conclusion. Pour ébranler tout à fait cette vigoureuse organisation,
il suffirait d'un obstacle nouveau, de quelque fait imprévu qui en romprait
les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris,
incomplets, que les physiologistes observent chez les êtres ruinés
par les chagrins.
En reconnaissant alors les symptômes d'un profond abattement chez son
client, Derville lui dit : - Prenez courage, la solution de cette affaire ne
peut que vous être favorable. Seulement, examinez si vous pouvez me donner
toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que
je croirai le meilleur pour vous.
- Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
- Oui, mais vous vous abandonnez à moi comme un homme qui marche à la mort ?
- Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ? Est-ce tolérable ?
- Je ne l'entends pas ainsi, dit l'avoué. Nous poursuivrons à
l'amiable un
jugement pour annuler votre acte de décès et votre
mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l'
influence
du comte Ferraud, porté sur les cadres de l'armée comme général,
et vous obtiendrez sans doute une pension.
- Allez donc ! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
- Je vous enverrai donc une procuration à signer, dit Derville. Adieu,
bon courage ! S'il vous faut de l'
argent, comptez sur moi.
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé
contre la muraille, sans avoir la
force de le suivre autrement que des yeux.
Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s'effrayait
de cette lutte imprévue.
Pendant cette conférence, à plusieurs reprises, il s'était
avancé, hors d'un pilastre de la porte cochère, la figure d'un
homme posté dans la rue pour guetter la sortie de Derville, et qui l'accosta
quand il sortit. C'était un vieux homme vêtu d'une veste bleue,
d'une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et
qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était
brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l'excès
du travail et hâlée par le grand
air.
- Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l'arrêtant par le bras,
si je prends la
liberté de vous parler, mais je me suis douté,
en vous
voyant, que vous étiez l'ami de notre général.
- Eh ! bien ? dit Derville, en quoi vous intéressez-vous à lui
? Mais qui êtes-vous ? reprit le défiant avoué.
- Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d'abord. Et j'aurais deux mots
à vous dire.
- Et c'est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l'est ?
- Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle
chambre. Je lui aurais donné
la mienne, si je n'en avais eu qu'une. J'aurais couché dans l'écurie.
Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes mioches
, un général, un égyptien, le premier lieutenant sous lequel
j'ai servi... faudrait voir ? Du tout, il est le mieux logé. J'ai partagé
avec lui ce que j'avais. Malheureusement ce n'était pas grand'chose,
du pain, du lait, des oeufs ; enfin à la guerre comme à la guerre
! C'est de bon
coeur. Mais il nous a vexés.
- Lui ?
- Oui, monsieur, vexés, là ce qui s'appelle en plein. J'ai pris
un établissement au-dessus de mes
forces, il le voyait bien. Ça
vous le contrariait, et il pansait le
cheval ! Je lui dis : - Mais, mon général
? - Bah ! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il
y a long-temps que je sais brosser le lapin. J'avais donc fait des billets pour
le prix de ma vacherie à un nommé Grados... Le connaissez-vous,
monsieur ?
- Mais, mon cher, je n'ai pas le temps de vous écouter. Seulement dites-moi
comment le colonel vous a vexés !
- Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud
et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins que nous n'avions
pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé
tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l'a payé.
C'te malice ! Que ma femme et moi nous savions qu'il n'avait pas de tabac, ce
pauvre vieux, et qu'il s'en passait ! Oh ! maintenant, tous les matins il a
ses cigares ! je me vendrais plutôt... Non ! nous sommes vexés.
Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu'il nous a dit que
vous étiez un brave homme, une centaine d'écus sur notre établissement,
afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui meublions sa
chambre.
Il a cru nous acquitter, pas vrai ? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l'ancien
nous a endettés... et vexés ! Il ne devait pas nous faire cette
avanie-là. Il nous a vexés ! et des amis, encore ? Foi d'honnête
homme, aussi vrai que je m'appelle Louis Vergniaud, je m'engagerais plutôt
que de ne pas vous rendre cet argent-là...
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour
revoir la maison, la cour, les fumiers, l'étable, les lapins, les
enfants.
- Par ma foi, je crois qu'un des caractères de la vertu est de ne pas
être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus
! et plus même. Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai, le colonel
sera bien assez riche pour t'aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
- Ce sera-t-il bientôt ?
- Mais oui.
- Ah ! mon
Dieu, que mon
épouse va-t-être contente !
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s'épanouir.
- Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez
notre adversaire. Ne laissons pas voir notre
jeu, tâchons de connaître
le sien, et gagnons la partie d'un seul coup. Il faudrait l'effrayer ? Elle
est femme. De quoi s'effraient le plus les femmes ? Mais les femmes ne s'effraient
que de....
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans
une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en
concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets
ennemis.
Les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d'Etat chargés
des affaires privées ? Un coup d'oeil jeté sur la situation de
monsieur le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire
comprendre le génie de l'avoué.
Monsieur le comte Ferraud était le fils d'un ancien Conseiller au Parlement
de
Paris, qui avait émigré pendant le temps de la Terreur, et
qui s'il sauva sa tête, perdit sa fortune. Il rentra sous le Consulat
et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII,
dans les entours duquel était son père avant la révolution.
Il appartenait donc à cette partie du faubourg
Saint-Germain qui résista
noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de
capacité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé monsieur
Ferraud, le rendit l'objet des coquetteries de l'Empereur, qui souvent était
aussi heureux de ses conquêtes sur l'
aristocratie que du gain d'une bataille.
On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus,
on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie.
L'empereur échoua. Monsieur Ferraud était, lors de la mort du
comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de
formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg
Saint-Germain
avait adopté comme une de ses gloires ; mais madame la comtesse Chabert
avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu'après
dix-huit mois de veuvage elle possédait environ quarante mille livres
de rente.
Son mariage avec le jeune comte ne fut pas accepté comme une
nouvelle, par les coteries du faubourg
Saint-Germain. Heureux de ce
mariage
qui répondait à ses idées de
fusion, Napoléon rendit
à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession
du colonel ; mais l'espérance de Napoléon fut encore trompée.
Madame Ferraud n'aimait pas seulement son amant dans le jeune homme, elle avait
été séduite aussi par l'idée d'entrer dans cette
société dédaigneuse qui, malgré son abaissement,
dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient
flattées autant que ses passions dans ce
mariage. Elle allait devenir
une femme comme il faut . Quand le faubourg
Saint-Germain sut que le
mariage
du jeune comte n'était pas une défection, les salons s'ouvrirent
à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud
ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle
se trouvait Louis XVIII, il était du nombre des
initiés qui attendaient
que l'abîme des révolutions fût
fermé , car cette
phrase royale, dont se moquèrent tant les libéraux, cachait un
sens politique. Néanmoins, l'ordonnance citée dans la longue phase
cléricale qui commence cette
histoire lui avait rendu deux
forêts
et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant
le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût Conseiller
d'Etat, Directeur-général, il ne considérait sa position
que comme le début de sa fortune politique. Préoccupé par
les soins d'une ambition dévorante, il s'était attaché
comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq,
homme plus qu'habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane,
et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé
praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être
probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place
par le crédit de son patron, dont la fortune était l'objet de
tous ses soins. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure
qu'il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont
sont plus ou moins douées toutes les femmes, la comtesse, qui avait deviné
son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu'elle
en avait déjà tiré un très bon parti pour l'augmentation
de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq
qu'elle gouvernait monsieur Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer
président d'un tribunal de première instance dans l'une des plus
importantes villes de France, s'il se dévouait entièrement à
ses intérêts. La promesse d'une place inamovible qui lui permettrait
de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position
dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq
l'
âme damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer
aucune des chances favorables que les mouvements de Bourse et la hausse des
propriétés présentèrent dans
Paris aux gens habiles
pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait
triplé les capitaux de sa protectrice, avec d'autant plus de facilité
que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement
sa fortune énorme. Elle employait les émoluments des places occupées
par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser
ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher
à s'en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s'inquiètent
que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs
intérêts. D'ailleurs il en trouvait si naturellement la raison,
dans cette soif d'or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait
une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud,
que l'intendant croyait parfois entrevoir dans l'avidité de la comtesse
un effet de son dévouement pour l'homme de qui elle était toujours
éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond
de son
coeur. Là étaient des secrets de vie et de mort pour elle,
là était précisément le noeud de cette
histoire.
Au commencement de l'année 1818, la Restauration fut assise sur des
bases en apparence inébranlables, ses doctrines gouvernementales, comprises
par les
esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France
une ère de prospérité nouvelle, alors la société
parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard
avoir fait tout ensemble un
mariage d'
amour, de fortune et d'ambition. Encore
jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d'une femme à la mode,
et vécut dans l'atmosphère de la cour.
Riche par elle-même,
riche par son mari, qui, prôné comme un des hommes les plus capables
du parti
royaliste et l'ami du roi, semblait promis à quelque ministère,
elle appartenait à l'
aristocratie, elle en partageait la splendeur. Au
milieu de ce triomphe, elle fut atteinte d'un
cancer moral. Il est de ces sentiments
que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent
à les enfouir. Au premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu
quelques regrets de son
mariage. La veuve du colonel Chabert ne l'avait allié
à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une
carrière pleine d'écueils et pleine d'
ennemis. Puis, peut-être,
quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques
vices d'éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans
ses projets. Un mot dit par lui à propos du
mariage de Talleyrand éclaira
la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son
mariage était
à faire, jamais elle n'eût été madame Ferraud. Ce
regret, quelle femme le pardonnerait ? Ne contient-il pas toutes les injures,
tous les crimes, toutes les répudiations en
germe ? Mais quelle plaie
ne devait pas faire ce mot dans le
coeur de la comtesse, si l'on vient à
supposer qu'elle craignait de voir revenir son premier mari ! Elle l'avait su
vivant, elle l'avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle
n'en avait plus entendu parler, elle s'était plu à le croire mort
à Waterloo avec les
aigles impériales en compagnie de Boutin.
Néanmoins elle conçut d'attacher le comte à elle par le
plus fort des liens, par la chaîne d'or, et voulut être si riche
que sa fortune rendît son second
mariage indissoluble, si par hasard le
comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu'elle s'expliquât
pourquoi la lutte qu'elle redoutait n'avait pas déjà commencé.
Les souffrances, la maladie l'avaient peut-être délivrée
de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou, Charenton
pouvait encore lui en faire raison. Elle n'avait pas voulu mettre Delbecq ni
la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter
la catastrophe. Il existe à
Paris beaucoup de femmes qui, semblables
à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient
un abîme ; elles se font un calus à l'endroit de leur mal, et peuvent
encore rire et s'amuser.
- Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de monsieur le comte
Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où
son cabriolet s'arrêtait rue de
Varennes, à la porte de l'hôtel
Ferraud. Comment, lui si riche, aimé du roi, n'est-il pas encore pair
de France ? Il est vrai qu'il entre peut-être dans la politique du roi,
comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à
la
pairie en ne la prodiguant pas. D'ailleurs, le fils d'un Conseiller au Parlement
n'est ni un
Crillon, ni un
Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement
dans la
chambre haute. Mais, si son
mariage était cassé, ne pourrait-il
faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du roi, la
pairie
d'un de ces vieux sénateurs qui n'ont que des filles. Voilà certes
une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il
en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé
la main dans le
cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu
par elle dans une jolie salle à manger d'
hiver, où elle déjeunait
en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce
de petit poteau garni de bâtons en fer. La comtesse était enveloppée
dans un élégant peignoir, les boucles de ses
cheveux, négligemment
rattachés, s'échappaient d'un bonnet qui lui donnait un
air mutin.
Elle était fraîche et rieuse. L'
argent, le vermeil, la nacre étincelaient
sur la table, et il y avait autour d'elle des
fleurs curieuses plantées
dans de magnifiques vases en porcelaine. En
voyant la femme du comte Chabert,
riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société,
tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux,
l'avoué se dit : " La morale de ceci est qu'une jolie femme ne voudra
jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en
vieux carrick, en perruque de chiendent et en bottes percées. "
Un sourire malicieux et mordant exprima les idées moitié philosophiques,
moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé
pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels
la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
- Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre
du café au singe.
- Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel
la comtesse lui avait dit : - Bonjour, monsieur Derville, je viens causer avec
vous d'une affaire assez grave.
- J'en suis désespérée , monsieur le comte est absent...
- J'en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant
qu'il assistât à notre conférence. Je sais d'ailleurs, par
Delbecq, que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en
ennuyer monsieur le comte.
- Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.
- Il vous serait inutile, malgré son habileté, reprit Derville.
Ecoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert
existe.
- Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse ? dit-elle en partant d'un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l'étrange
lucidité du regard fixe par lequel Derville l'interrogeait en paraissant
lire au fond de son
âme.
- Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante,
vous ignorez l'étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai
pas de l'incontestable authenticité des pièces, ni de la certitude
des preuves qui attestent l'existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme
à me charger d'une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez
à notre inscription en
faux contre l'acte de décès, vous
perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre
faveur nous fait gagner toutes les autres.
- De quoi prétendez-vous donc me parler ?
- Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires
que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux
de cette cause, et du parti qu'ils tireraient des lettres que vous avez reçues
de votre premier mari avant la célébration de votre
mariage avec
votre second.
- Cela est
faux ! dit-elle avec toute la violence d'une petite-maîtresse.
Je n'ai jamais reçu de lettre du comte Chabert ; et si quelqu'un se dit
être le colonel, ce ne peut être qu'un intrigant, quelque forçat
libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien
que d'y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur ? Bonaparte m'a fait
complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd'hui
trois mille francs de pension accordée à sa veuve par les
Chambres.
J'ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme
je repousserai tous ceux qui viendront.
- Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre
aise, dit-il froidement en s'amusant à aiguillonner la colère
qui agitait la comtesse afin de lui arracher quelques indiscrétions,
par une manoeuvre familière aux avoués, habitués à
rester calmes quand leurs adversaires ou leurs clients s'emportent.
-
Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même
en imaginant à l'instant un piége pour lui démonter sa
faiblesse. - La preuve de la remise de la première lettre existe, madame,
reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs...
- Oh ! pour des valeurs, elle n'en contenait pas.
- Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville
en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piége
que vous tend un avoué, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice...
La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. Puis, elle
secoua sa honte, et reprit avec le sang-froid naturel à ces sortes de
femmes : - Puisque vous êtes l'avoué du prétendu Chabert,
faites-moi le plaisir de...
- Madame, dit Derville en l'interrompant, je suis encore en ce moment votre
avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientèle
aussi précieuse que l'est la vôtre ? Mais vous ne m'écoutez
pas...
- Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
- Votre fortune vous venait de monsieur le comte Chabert, et vous l'avez repoussé.
Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats
sont bien éloquents lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes,
il se rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l'opinion
publique.
- Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont
Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre monsieur
Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second
mariage à cause
des
enfants, et j'en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs
à monsieur Chabert.
- Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront
la question sentimentale. Si, d'une part, nous avons une mère et ses
enfants, nous avons de l'autre un homme accablé de malheurs, vieilli
par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme ? Puis, les
juges
peuvent-ils heurter la loi ? Votre
mariage avec le colonel a pour lui le droit,
la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d'odieuses
couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas.
Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.
- Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ?
- Monsieur le comte Ferraud, madame.
- Monsieur Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et, pour la mère
de ses
enfants, un trop grand respect...
- Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l'interrompant,
à des avoués habitués à lire au fond des
coeurs.
En ce moment monsieur Ferraud n'a pas la moindre
envie de rompre votre
mariage
et je suis persuadé qu'il vous adore ; mais si quelqu'un venait lui dire
que son
mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en
criminelle au banc de l'opinion publique...
- Il me défendrait ! monsieur.
- Non, madame.
- Quelle raison aurait-il de m'abandonner, monsieur ?
- Mais celle d'
épouser la fille unique d'un pair de France, dont la
pairie lui serait transmise par ordonnance du Roi...
La comtesse pâlit.
- Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l'affaire
du pauvre colonel est gagnée. - D'ailleurs, madame, reprit-il à
haute voix, il aurait d'autant moins de remords, qu'un homme couvert de gloire,
général, comte,
grand-officier de la Légion-d'Honneur,
ne serait pas un pis-aller ; et si cet homme lui redemande sa femme...
- Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. Je n'aurai jamais que vous pour avoué.
Que faire ?
- Transiger ! dit Derville.
- M'aime-t-il encore ? dit-elle.
- Mais je ne crois pas qu'il puisse en être autrement.
A ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d'espérance
brilla dans ses yeux ; elle comptait peut être spéculer sur la
tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse
de femme.
- J'attendrai vos ordres, madame, pour savoir s'il faut vous signifier nos
actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d'une transaction,
dit Derville en saluant la comtesse.
Huit
jours après les deux visites que Derville avait faites, et par
une belle matinée du mois de
juin, les
époux, désunis par
un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés
de
Paris, pour venir se rencontrer dans l'Etude de leur avoué commun.
Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert lui
avaient permis d'être vêtu selon son rang. Le défunt arriva
donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte
d'une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé
de drap bleu, avait du linge blanc, et portait sous son gilet le sautoir ronge
des
grands-officiers de la Légion-d'Honneur. En reprenant les habitudes
de l'aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance
martiale.
Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignaient
le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie et
plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les
plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu'un
gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement
frappée. A le voir, les passants eussent facilement reconnu en lui l'un
de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes
héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale,
et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé
par le
soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats
sont tout ensemble des tableaux et des livres. Quand le comte descendit de sa
voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait
pu faire un jeune homme. A peine son cabriolet avait-il retourné, qu'un
joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en
sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer
la
jeunesse de sa taille. Elle avait une jolie capote doublée de
rose
qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulant les contours, et la ravivait.
Si les clients s'étaient rajeunis, l'Etude était restée
semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description
duquel cette
histoire a commencé. Simonnin déjeunait, l'épaule
appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte ; et il regardait
le bleu du
ciel par l'ouverture de cette cour entourée de quatre
corps
de logis noirs.
- Ha ! s'écria le petit clerc qui veut parier un spectacle que le colonel
Chabert est général, et cordon rouge ?
- Le patron est un fameux sorcier ! dit Godeschal.
- Il n'y a donc pas de tour à lui jouer cette fois ? demanda Desroches.
- C'est sa femme qui s'en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard.
-
Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d'être
à deux...
- La voilà ! dit Simonnin. [
suite]