Deux lettres extraites de la
correspondance du P. M. Satzac, de
Versailles, vont nous montrer que
notre interprétation est réellement la bonne ;
car cette visite aux
Elus-Coëns de
Versailles, sur laquelle
Saint-Martin glisse si rapidement dans les
notes de son
Portrait
qu'il oublie de mentionner le nom même du frère
Salzac, nous est racontée en détail par ce
dernier dans une curieuse lettre dont voici la teneur :
« Très Haut,
Très Respectable et Très Puissant
Maître, voici du travail de M.
l'abbé, qui pourra vous présenter
quelque intérêt. On ne sait encore quel volume
cela aura, à cause du développement que l'on peut
donner à une telle matière. Vous m'en donnerez
votre avis et, si cela vous agrée, je pourrai vous faire
passer quelque autre chose avec les instructions du 15
[Note de l'auteur : Ce premier
alinéa n'a pas d'importance ici. Il a trait à
quelques feuillets manuscrits du frère Fournié,
dont nous reparlerons à l'occasion.].
Je vous renvoie le billet de M. de Las
Cases ; il a sa place marquée chez vous, tout de
même que les petites
histoires que je vous ai
envoyées de Londres. Je n'en avais aucune explication quand
M. de
Saint-Martin est venu me voir, ce dont il faut que je vous fasse
le conte. Comme il n'a pas cru devoir me confier qui l'a
poussé dans ces
vues, non plus qu'au
frère Mallet
qui était présent, je vous serai reconnaissant de
nous instruire là-dessus, si toutefois je ne vous apprenais
rien.
Il paraît d'après
ce T. P. M. que nous sommes dans l'erreur et que toutes les sciences
que
Don Martinès nous a léguées sont
pleines d'incertitudes et de dangers, parce qu'elles nous confient
à des opérations qui exigent des conditions
spirituelles que nous ne remplissons pas toujours. Le frère
Mallet a répondu que, dans l'
esprit de Don
Martinès, ses opérations étaient
toujours de moitié pour notre sauvegarde, soit deux contre
deux, pour parler comme notre maître, et que par
conséquent si peu que nous fissions pour remplir la
cinquième puissance que l'adversaire ne peut occuper, nous
étions assuré de l'avantage. Mais le T. P. M. de
Saint-Martin se tient à cette dernière puissance
et néglige le reste, ce qui revient à placer le
coche devant les quatre
chevaux [Note
de l'auteur : C'est en effet ce dont ne s'aperçoit pas
Saint-Martin, chez lequel ces inconséquences sont assez
fréquentes. Nous en retrouvons un exemple dans la
deuxième de ses cinq règles : «
Conduis-toi bien ; cela t'instruira plus dans la sagesse et dans la
morale que tous les livres qui en traitent. »
Règle qui, ainsi que l'a déjà fait
remarquer M. Matter, paraît offrir une sorte
d'inconséquence en demandant qu'on se conduise bien avant
d'avoir appris Fart de se bien conduire.].
Nous lui avons fait observer que rien
n'autoriserait jamais des changements semblables ou plutôt
suppressions ; que nous avions toujours opéré
ainsi avec
Don Martinès lui-même, et que pour le
présent nous n'avions qu'à nous louer de ses
instructions. Je vous fais grâce du reste et des remarques
peu aimables du
frère Mallet.
M. de
Saint-Martin ne donne aucune
explication ; il se borne à dire qu'il a de tout ceci des
notions spirituelles dont il retire de bons
fruits ; que ce que nous
avons est trop compliqué et ne peut être
qu'inutile et dangereux, puisqu'il n'y a que le simple de sûr
et d'indispensable. Je lui ai montré deux lettres de Don
Martinès qui le contredisent là-dessus, mais il
répond que ce n'était pas la pensée
« secrète de D. M. ; que la lumière se
fera en nous sans qu'il soit besoin de tout cela et que nos bonnes
intentions sont les plus surs garants de
sécurité.
Qu'objecter à cela
sinon ce
qu'a toujours dit le Grand-Souverain, ce qu'il nous a prouvé
par ses actes et ce que nous prouvent tous nos travaux. Pour conclure,
nous lui avons fait entendre que nous étions peu
déterminés à le suivre dans sa voie.
Au bout de quatre heures, il est parti fort mal content
[Note de l'auteur : Lettre
inédite au frère Frédéric
Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal. E. VI.].
»
Cette lettre n'a pas besoin de
commentaires. Elle éclaire suffisamment ceux de M. Matter
sur l'
initiation par les formes. Nous devons ajouter
que nous ne saurions voir dans la démarche de Saint-Martin
autre chose que le mouvement que lui dictait sa conscience. Ses
idées ont fort peu varié à ce sujet
puisqu'en 1792 il écrivait encore :
« Je ne regarde tout ce qui
tient à ces voies extérieures que comme les
préludes de notre œuvre, car notre être,
étant central, doit trouver dans le centre où il
est né tous les secours nécessaires son
existence. Je ne vous cache pas que j'ai marché autrefois
par cette voie féconde et extérieure qui est
celle par où l'on m'a ouvert la porte de la
carrière ; celui qui m'y conduisait avait des vertus
très actives, et la plupart de ceux qui le
suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui
pouvaient être utiles à notre instruction et
à notre développement. Malgré
cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour
la voie intime et secrète, que cette voie
extérieure ne m'a pas autrement séduit,
même dans ma plus grande
jeunesse ; car c'est à
l'âge de vingt-trois ans que l'on m'avait tout ouvert sur
cela aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d'autres, au milieu
des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre,
auxquels on nous livrait, il m'est arrivé plusieurs fois de
dire à notre maître : Comment, maître, il faut tout cela pour le bon
Dieu ? et la preuve que tout cela n'était que du remplacement, c'est que le maître nous répondait : Il faut bien se contenter de ce que l'on a
[Note de l'auteur : Extrait d'une lettre au baron de Liebisdorf publiée par MM. Schauer et Alp.Chuquet. Voyez : Correspondance inédite de Louis-Claude de Saint-Martin, Paris, Dentu, 1862, p. 15.]. »
On ne peut donc reprocher à
Saint-Martin que d'avoir trop facilement oublié que les voies extérieures lui avaient « ouvert la porte de la carrière ».
La réponse à la
lettre du
frère Salzac est malheureusement perdue. Cependant
la seconde lettre de ce
frère va nous donner quelque
idée de cette réponse et nous
révéler en même temps le
fâcheux résultat des tentatives de Saint-Martin
auprès de certains
Elus-Coëns.
De cette lettre, qui est datée du 03
février de
l'année suivante, nous extrayons le passage suivant :
« ...En attendant, c'est
avec une satisfaction bien vive que j'ai appris qu'il n'y avait rien de
vous dans les propositions du T. P. M. de
Saint-Martin. Il y a trois
mois que j'ai reçu confirmation du P. M. de Calvimont et de
quelques autres
frères de L... que ce T. P. M. n'avait aucun
droit ni pouvoir à cet égard. Ces
frères sont très attristés de la
méchante posture où les mettent depuis deux ans
des nouveautés que j'ai toujours jugées peu
convenables à notre bien.
Tout est venu confirmer mes craintes,
en ce que la reprise de leurs anciens travaux ne leur a
donné aucun des
fruits qui faisaient autrefois leur joie :
Bien au contraire. Je n'ose écrire que nous avons
été la risée de nos
ennemis ; mais il
me faut bien rendre l'évidence. Il semblerait que leur
conduite ait profondément irrité nos majeurs et
que les liens qui nous unissaient aient été
rompus.
Voici donc la belle besogne de M. de
Saint-Martin. Ils ont été dans cette malheureuse
affaire les victimes de leur confiance dans un
frère dont
tous nous louons la vertu, mais dont les grands avantages d'esprit
prévalent trop sur une juste estimation de nos besoins et
sur une naturelle équité. Aujourd'hui, il est notoire que les séduisantes propositions de ce T. P. Maître n'étaient que les
fruits d'un
esprit mieux intentionné que mûri, et que les intelligences qu'il en avait reçues n'étaient qu'une nouvelle machination de notre
ennemi.
Latet anguis in herba, et il a toujours une astuce prête, comme dans le récit que vous me faites si agréablement de votre cordeau dont j'aurais préféré une
division par huit, ou par quarante-huit, ce qui est encore mieux à mon avis.
Pour conclure, ils sont conseillés de s'adresser au Grand-Souverain
[Note de l'auteur : Ce Grand-Souverain est le successeur de Caignet de Lestère, M. de Las Casas, dont le frère Salzac a cru devoir franciser le nom dans sa première lettre.], qui doit être de retour si j'en crois des nouvelles de
Rouen, car le P. M. Substitut n'a rien voulu faire.
Pensez à moi pour votre cordeau.
Votre très fidèle et dévoué frère.
SALZAC. »
[Note de l'auteur : Lettre inédite au frère Frédéric Disch, de Metz. Anciennes archives Villaréal, E. VII.]