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Entrevue avec Serge Caillet

Serge Caillet
Memphis-Misraïm, histoires et histoire d'un rite maçonnique occultiste
© France-Spiritualités™



Le rite "égyptien" de Memphis-Misraïm a toujours occupé une place à part dans le monde de la Franc-Maçonnerie. Peuplée de personnages hors-normes et parsemée de péripéties parfois dignes d'un roman à sensations, son histoire méritait une étude approfondie et documentée, dégagée de toute passion et de tout parti-pris. Qui donc mieux que Serge Caillet, historien de l'ésotérisme et des sociétés initiatiques reconnu pour sa rigueur et son impartialité, pouvait relever ce défi ? La Franc-Maçonnerie égyptienne de Memphis-Misraïm, paru aux Editions Dervy et préfacé par Robert Amadou, devient désormais le livre de référence sur ce rite maçonnique occultiste.

Institut Eléazar (cours de martinisme par correspondance)

France-Spiritualités : Serge, bonjour. Vous aviez déjà publié, en 1988, un ouvrage sur l'histoire de Memphis-Misraïm, intitulé La Franc-Maçonnerie égyptienne de Memphis-Misraïm. Histoire, aujourd'hui épuisé aux Editions Cariscript. Qu'est-ce qui vous a conduit à en sortir une nouvelle mouture, revue et fortement augmentée, qui vient de paraître aux Editions Dervy ?

Serge Caillet :
Cette histoire de Memphis-Misraïm, parue sous l'enseigne des Editions Cariscript, avait vu le jour grâce à la générosité conjointe d'Antoine Abi Acar (qui avait déjà publié deux ans plus tôt mon Sâr Hiéronymus et la FUDOSI, dont je prépare d'ailleurs une nouvelle édition refondue), et de mon maître et ami Robert Amadou. Après avoir préfacé mon Sâr Hiéronymus, en 1986, celui-ci m'avait fait l'honneur d'une nouvelle préface documentée, dans laquelle il rappelait notamment les circonstances de ses débuts à Memphis-Misraïm, sous la terreur nazie. Ce livre avait été tiré à seulement cinq cents exemplaires et, bien vite, il devint introuvable. On me le réclamait de toutes parts, et une nouvelle édition, plutôt qu'un nouveau tirage, s'imposait, parce que mes recherches sur et autour de Memphis-Misraïm progressaient. Beaucoup d'éléments nouveaux, ou de compléments d'information, avaient été portés à ma connaissance à la suite de la publication de ce livre, et il eût été dommage de les laisser sous le boisseau à un moment où Memphis-Misraïm redevient à la mode et où beaucoup s'interrogent sur son histoire. Il est vrai que l'ouvrage a quasiment doublé de volume par rapport à la première édition, et c'est aussi le cas de la préface que Robert Amadou a souhaité enrichir d'une seconde partie. Enfin, nous avons ajouté un cahier photos, dont beaucoup sont inédites. J'espère ainsi avoir fait œuvre utile.


France-Spiritualités : L'histoire de Memphis-Misraïm n'est pas un long fleuve tranquille, loin s'en faut. A quoi est-ce dû, selon vous ?

Serge Caillet :
Il est vrai que le rite Memphis-Misraïm, qui est avant tout un phénomène français, a des points communs avec le village d'Astérix ! D'une manière générale, c'est l'histoire des ordres initiatiques qui est agitée, et l'histoire de Memphis-Misraïm n'est finalement guère plus navrante que celle de l'Eglise gnostique par exemple. L'agitation est le propre de la vie, et c'est tout simplement le signe que Memphis-Misraïm est un organisme vivant, et même bien vivant ! C'est un premier constat, une première explication. Ensuite, l'une des dénominations de Memphis-Misraïm est "rite oriental", et je suis tenté de voir là la seconde explication, même si les maçons "égyptiens" n'en sont pas nécessairement conscients, parce que l'Orient méditerranéen auquel les rites égyptiens de nom et d'intention entendent se rattacher, est, depuis toujours, un monde en ébulition. Enfin, une dernière explication vaut, à mon sens, pour Memphis-Misraïm comme pour beaucoup d'autres ordres initiatiques, et même pour la société humaine dans son ensemble, et c'est une explication d'ordre démonologique. Le Malin est, par définition, le Diabolos, le diviseur. Ce crocodile, pour reprendre la symbolique égyptienne, a trouvé à Memphis-Misraïm un remarquable terrain de chasse.


France-Spiritualités : On s'aperçoit que bon nombre de grands personnages de l'occultisme, très différents les uns des autres, ont été initiés à ce rite. L'occultisme constitue-t-il, pour vous, la principale spécificité de celui-ci ?

Serge Caillet :
L'occultisme, en effet, caractérise Memphis-Misraïm qui est incontestablement l'un des principaux rites de ce que d'aucuns appellent précisément la maçonnerie occultiste, ou la maçonnerie illuministe, voire mystique. En vérité, on peut se demander si Memphis-Misraïm est occultiste par définition, ou par construction. Il me semble qu'à l'origine, soit vers 1810 pour Misraïm et 1839 pour Memphis, la boîte était quasiment vide ! Jacques-Etienne Marconis, fondateur du rite de Memphis, considérait par exemple que son rite, ou le grand hiérophante de son rite, c'est-à-dire lui-même, était le gardien de l'arche vénérée des traditions. Mais l'arche était vide ou presque, et depuis bientôt deux siècles, les dignitaires successifs des rites égyptiens se sont employés à la remplir ! Beaucoup y ont en effet trouvé un outil utile à leur cause. C'est particulièrement flagrant sur le plan rituel. Les rituels originaux de Misraïm et de Memphis, à quelques exceptions près qui sont tout de même intéressantes, ont pour principale source le Rite Ecossais Ancien et Accepté (R.E.A.A.). Puis, peu à peu, au fil des décennies, et même des siècles, ils seront "égyptianisés" par certains dignitaires afin de répondre à la vocation affichée des rites égyptiens. De la même façon et dans le même temps, certains occultistes vont apporter à Memphis-Misraïm des éléments nouveaux qui répondent à sa vocation initiatique. Robert Ambelain aimait dire que Memphis-Misraïm est un conservatoire et je crois qu'il avait raison. Un conservatoire de l'hermétisme en particulier. Quant à dire que beaucoup d'occultistes y ont été "initiés", je ne suis pas sûr... Beaucoup y sont venus et en ont pris les rênes, mais la plupart venaient d'ailleurs et s'en sont servi ensuite comme d'un vecteur, d'un véhicule de transmission.


France-Spiritualités : Comment expliquez-vous que l'on rencontre tant de personnages hors-normes dans l'histoire de Memphis-Misraïm ? Faut-il être "différent" pour travailler à ce rite ?

Serge Caillet :
Ce sont des personnages hors normes dans la société que les maçons qualifient volontiers de "profane", mais aussi des personnages hors normes dans la franc-maçonnerie elle-même, qui, dans son ensemble, même lorsqu'elle est traditionnelle, est étrangère à l'occultisme. Mais ce ne sont pas des personnages hors normes dans le monde de l'occultisme, dont l'histoire est marquée par des extravagants et des extravagances ! Depuis bien longtemps, l'Occident – dont la culture s'étend aujourd'hui partout – a cessé d'être une société traditionnelle consciente des rapports qui unissent Dieu, l'homme et l'univers. A leur façon, les occultistes sont – avec les prêtres, mais les prêtres ont encore un statut social – les derniers représentants des sociétés traditionnelles. Il est donc normal qu'ils passent pour des fous, ou au mieux pour des rêveurs, dans un monde totalement étranger à l'initiation et au sacré. Que ces mêmes occultistes soient marginaux dans la franc-maçonnerie peut paraître plus singulier, mais la maçonnerie occultiste ne représente qu'une fraction de la franc-maçonnerie. Au fil de l'histoire, il était naturel que les maçons marginalisés par leurs pairs s'unissent, et Memphis-Misraïm, par exemple, les rassemble… à moins qu'il ne les oppose !


France-Spiritualités : Vous consacrez un passage assez conséquent à Jean Bricaud. Très peu d'études existent sur ce personnage. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

Serge Caillet :
Jean, ou Joanny Bricaud a en effet joué un rôle capital, non seulement à Memphis-Misraïm, mais aussi à la tête de l'Ordre martiniste et de l'Eglise gnostique. Issu d'une famille modeste, il fait son petit séminaire mais renonce à aller au-delà et, très jeune, devient employé de banque et se fixe à Lyon qu'il ne quittera plus. Là, il rencontre Marc Haven, Monsieur Philippe, Jacques Charrot, et bien d'autres occultistes. Il entre dans l'Eglise gnostique et dans l'Ordre martiniste qu'il ne tarde pas de représenter à Lyon, et il reçoit la lumière maçonnique. En 1907, les derniers descendants de quelques chapelles le portent au patriarcat d'une nouvelle Eglise gnostique, désormais qualifiée de catholique ou d'universelle, qui passe un accord avec l'Ordre martiniste. En 1913, Bricaud reçoit l'épiscopat de Mgr Giraud, successeur de l'abbé Julio, et sa communauté détiendra désormais la filiation apostolique que n'avait pas l'Eglise gnostique première du nom. En 1919, il reçoit la grande maîtrise du rite de Memphis-Misraïm pour la France qu'il développera parallèlement à l'Ordre martiniste et à l'Eglise gnostique, créant des passerelles entre ces trois organisations. Son influence sera forte sur Constant Chevillon, qui lui succèdera à sa mort, en 1934, et sur Robert Ambelain qui, ayant recueilli son héritage, s'en est beaucoup inspiré. Bricaud est également l'auteur d'un certain nombre de monographies et d'ouvrages sur l'histoire de l'occultisme, aujourd'hui souvent dépassés, mais qui, en leur temps, ont eu leur utilité.


France-Spiritualités: Pourriez-vous nous parler du manuscrit Parsi ?

Serge Caillet :
Ce manuscrit unique en son genre est un recueil de correspondances échangées entre des responsables du rite de Misraïm du dernier quart du XIXe siècle, notamment le grand maître Osselin et Emile Combet, son délégué pour le Midi de la France où le rite était alors très actif. Ce témoignage émouvant de la petite et de la grande histoire de Misraïm a été acquis il y a quelques années, lors d'une vente aux enchères, par Henri Parsi, antiquaire bien connu sur la place de , grand collectionneur de tout ce qui se rapporte à la franc-maçonnerie... et à la Corse ! J'ai naturellement donné à ce manuscrit le nom de son propriétaire, qui m'a permis, avec sa générorité coutumière, de l'étudier à ma guise après que notre ami commun, Philippe Subrini, libraire à l'enseigne de l'Etoile du Mage, m'ait signalé la pièce et nous nous ait mis en relation.


France-Spiritualités : Quels sont les liens réels entre le rite de Memphis-Misraïm et l'Egypte ?

Serge Caillet :
Très tôt, comme c'est déjà le cas chez l'abbé Terrasson, en 1731, on songe à un lien entre la maçonnerie spéculative et les mystères de l'Egypte antique, et cette idée connaîtra un certain succès dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, puis à l'époque de la campagne d'Egypte, parce que la terre du Nil était à la mode. Cagliostro lui-même se présente comme le Grand Cophte, c'est-à-dire le Grand Copte, et son rite égyptien a connu un certain succès. Pourtant, si l'on s'en tient à l'histoire, il n'y a aucun lien historique entre l'Egypte antique et les rites maçonniques égyptiens. Quoiqu'en disent ou écrivent les fondateurs de Misraïm ou de Memphis, leurs rites sont des fondations du XIXe siècle, qui empruntent leur matériau de base à la maçonnerie illuministe du siècle précédent, sans plus. Mais faut-il seulement s'en tenir à l'histoire ? L'Egypte des maçons "égyptiens" n'est pas celle des historiens, ni celle des géographes, c'est une Egypte symbolique, comme il y a une Ecosse symbolique des rites "écossais", une Egypte de désir. Et rien n'empêche à mon sens les maçons "égyptiens" de faire en sorte que "leur" Egypte se rapproche de plus en plus de l'Egypte véritable. C'est pourquoi je ne crois pas qu'on puisse condamner les tentatives d'égyptianisation, et donc de rectification, de certains grands maîtres comme Jean-Henri Probst-Biraben, Albert Audiard ou Robert Ambelain.


France-Spiritualités : Vous brossez une histoire somme toute assez "romantique" du rite de Memphis-Misraïm... Vous semblez d'ailleurs avoir une certaine sympathie pour celui-ci, comme celle que l'on peut éprouver pour un rebelle qui nous sort de notre torpeur et qui nous invite à partir à la découverte de nouveaux horizons...

Serge Caillet :
Par définition, l'occultisme est rebelle et libertaire. Aux yeux du monde qui les condamne, les occultistes sont des rebelles et des fous parce qu'ils défendent des idées qui sont étrangères à notre société profane. Avec les prêtres – dont on peut tout de même se demander s'ils répondent toujours à leur vocation initiale – et les poètes, les occultistes sont les derniers à incarner la Tradition. Cet horizon "nouveau" pour l'homme ou la femme d'aujourd'hui, même dans la franc-maçonnerie, n'est rien moins que celui du monde que la société profane ignore, et dont le monde matériel n'est qu'un aspect. Depuis toujours, et partout, les hommes ont su que le monde visible n'était qu'une partie du monde, que le monde invisible était peuplé comme, et même bien plus que le monde visible. Ils ont su que notre passage ici avait un sens, que l'homme n'était pas seul et que certains au moins étaient là pour communiquer ou commercer avec l'invisible. Aujourd'hui, il n'y a plus guère que les occultistes pour continuer à le croire – que dis-je ? à le savoir ! – et à le dire.


France-Spiritualités : Memphis-Misraïm véhicule en son sein de multiples filiations – martinisme, élus coëns, Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, alchimie, théurgie, etc. – notamment à travers Gérard Kloppel, le successeur de Robert Ambelain. Que pouvez-vous en dire, et ces filiations sont-elles authentiques et opératives ?

Serge Caillet :
Avec l'astrologie – qui n'est pas, sauf de loin, celle de nos modernes horoscopes – et l'alchimie, la magie et la théurgie, qui est une magie divine, relèvent des sciences occultes. Les sciences occultes, qui reposent sur la théorie des correspondances, fondement même de l'occultisme, doivent conduire elles-mêmes à la théosophie et à l'initiation, parce qu'elles montrent partout – sauf dans le mal – la présence de la Sagesse divine, et l'initiation n'est rien d'autre que l'acquisition de cette Sagesse. Voilà pourquoi les sciences occultes sont en quelque sorte auxiliaires à l'initiation. En retrouver la trace au moins, et souvent davantage, dans un rite occultiste comme celui de Memphis-Misraïm n'a donc rien que de très normal. Il était normal aussi qu'à travers son histoire Memphis-Misraïm soit associé à d'autres ordres et d'autres courants initiatiques, d'autant que ce sont bien souvent les mêmes hommes qui en ont eu la charge. Au temps de Papus, puis de ses successeurs jusqu'à Henry-Charles Dupont, Memphis-Misraïm a été associé à l'Ordre martiniste, au point même que la maçonnerie égyptienne a parfois été l'antichambre du martinisme. Robert Ambelain lui-même a cumulé la responsabilité de l'Ordre des élus coëns, qu'il avait réveillé en 1942-1943, avec le patriarcat de l'Eglise gnostique, la présidence de l'Ordre kabbalistique de la Rose-Croix (OKR+C) et la grande maîtrise de Memphis-Misraïm. Beaucoup, à sa suite ou dans son entourage, ont cumulé les appartenances, c'était naturel. Des influences réciproques étaient et restent naturelles aussi. Mais gare à la confusion des genres ! On ne peut pas dire pour autant que Memphis-Misraïm détienne la filiation de l'Ordre kabbalistique de la Rose-Croix par exemple, ni, comme je l'ai vu parfois écrit, qu'un grade de Memphis-Misraïm – le 66e très précisément – soit dépositaire de l'épiscopat gnostique. Quant aux équivalences, elles n'ont généralement aucun sens sur le plan initiatique. Il est vrai que Robert Ambelain, par exemple – mais ce n'est qu'un exemple – a communiqué et intégré à sa propre lignée de Memphis-Misraïm des éléments qu'il avait reçus par ailleurs, et qui, depuis, sont devenus partie intégrante du patrimoine des rites égyptiens. Ce sont là, en effet, des éléments opératifs authentiques.


France-Spiritualités : Lorsqu'on connaît les divers rites pratiqués dans la franc-maçonnerie, celui de Memphis-Misraïm apparaît sans conteste comme l'un des plus riches, symboliquement et ésotériquement parlant. Partagez-vous cet avis ?

Serge Caillet :
Peut-on parler de Memphis-Misraïm comme d'un rite unique ? Au départ, Misraïm et Memphis sont deux rites séparés, et même concurrents. Puis la querelle de voisinage se terminera par un mariage d'amour et de raison, encore que certains membres de la famille égyptienne aient préféré le célibat plutôt qu'un mariage arrangé ! Cette richesse des rites égyptiens tient donc d'abord au fait qu'ils ont été, dès le départ, enrichis différemment par les uns et les autres, et que cet enrichissement est un processus permanent. D'une manière générale, les rites maçonniques ont été fixés au moment de leur naissance, et il est peu souhaitable qu'ils évoluent, parce que cette évolution consiste souvent en une trahison. A Memphis-Misraïm, bien au contraire me semble-t-il – mais je puis naturellement me tromper – l'amélioration vient des apports successifs. Et pourquoi pas des apports à venir ?


France-Spiritualités : Pourquoi Memphis-Misraïm est-il parfois – pour ne pas dire souvent – mis au ban de la franc-maçonnerie "institutionnelle" ?

Serge Caillet :
C'est vrai qu'aux yeux de beaucoup de francs-maçons traditionnels, qui sont dans leur très grande majorité des hommes dans le siècle, les maçons occultistes sont souvent considérés comme des marginaux. D'aucuns les regardent avec le respect que l'on doit aux poètes et aux rêveurs, d'autres les ignorent où même les condamnent parce qu'ils ignorent ou condamnent l'occultisme. Dans tous les cas, dans la famille maçonnique, la place de Memphis-Misraïm est celle de l'enfant terrible, qui, au mieux faire sourire, et au pire dérange et agace quand il ne fait pas honte. Au vrai, c'est l'histoire de Memphis-Misraïm qui peut paraître honteuse, et parfois elle l'est. Et pourtant, combien d'hommes ou de femmes qui ont fait cette histoire sont dignes de respect, et même d'admiration ! Mais j'observe, et vous aurez certainement observé avec moi un phénomène nouveau : une grande obédience comme le Grand Orient de France a récemment accueilli des loges errantes de Memphis-Misraïm (comme elle avait accueilli jadis Marconis de Nègre, fondateur du rite de Memphis), et d'autres ont vu le jour en son sein. Du reste, j'ai pu observer que les rituels qui y sont pratiqués pour les grades symboliques sont ceux de Robert Ambelain. Memphis-Misraïm y deviendrait-il un rite respectable et assagi ? Mais que vaut un Memphis-Misraïm assagi ?


France-Spiritualités : Le rite de Memphis-Misraïm actuel semble indissolublement lié à la personne de Robert Ambelain, décédé en 1997, et à celle, à présent, de Gérard Kloppel, son successeur. Est-ce réellement le cas ?

Serge Caillet :
C'est sans doute le cas pour la lignée que Robert Ambelain recueillit, en 1960, d'Henry-Charles Dupont, qu'il a ensuite transmise, après l'avoir beaucoup développée, à Gérard Kloppel. Mais Memphis-Misraïm ne se réduit pas à sa lignée la plus connue. Combien d'autres pourrions-nous signaler ! Je songe par exemple à celle du rite de Misraïm, qui prend racine dans la réforme belge des années 30 ; à celle du Grand Sanctuaire adriatique, qui ne sont que deux exemples parmi bien d'autres. Car, malgré maintes tentatives, Memphis-Misraïm n'a jamais été unifié, et l'histoire récente, vous en conviendrez, ne nous a pas rapprochés d'une unification…


France-Spiritualités : Que pensez-vous de l'ad-vitam pour les grands maîtres – une autre particularité de Memphis-Misraïm ?

Serge Caillet :
Il y a comme souvent des avantages et des inconvénients. Sur le plan de l'organisation sociale, l'avantage principal serait de permettre une certaine stabilité… mais au contraire cette caractéristique a souvent pour conséquence de provoquer des schismes. Permettez-moi une comparaison que vous jugerez peut-être singulière et qui, pourtant, ne me le semble pas. Imaginerait-on une élection du pape de Rome, ou du Dalaï Lama, tous les trois ans par exemple ? Certainement pas ! Parce que ce sont des fonctions spirituelles avant tout, même si elles ne se réduisent pas à ce seul aspect. Et bien la grande hiérophanie de Memphis-Misraïm est, ou devrait être, avant tout une fonction spirituelle, sacrée. Cagliostro m'apparaît comme le type du grand hiérophante avant la lettre. Qu'est-ce qu'un grand hiérophante ? C'est le détenteur des arcanes, et aussi celui en qui l'âme du rite s'incarne pour un temps et en un lieu. Mais je crois aussi qu'il peut y avoir plusieurs grands hiérophantes, un par lignée spécifique. D'aucuns considèrent que le grand hiérophante, ou les grands hiérophantes, doit ou doivent aussi exercer la grande maîtrise mondiale du rite ou de leur lignée. Dans ce cas, ils cumulent deux charges complémentaires qui, toutes deux, pourvu que leur titulaire fasse preuve de sagesse, s'accommodent fort bien d'une fonction ad vitam. Quant à savoir si les grands maîtres nationaux doivent être désignés ad vitam, je n'ai pas d'avis tranché.


France-Spiritualités : Vous ne dites rien de l'histoire actuelle – mouvementée – de Memphis-Misraïm ? Pourquoi ?

Serge Caillet :
C'était en effet une volonté de ma part de ne pas traiter, sauf en quelques lignes, des dix ou quinze dernières années, pendant lesquelles Memphis-Misraïm a connu un éclatement et une diffusion sans précédent. Il y a pour cela plusieurs raisons. La première est que l'historien doit pouvoir bénéficier de recul, et cette période est trop récente pour pouvoir l'aborder avec le recul nécessaire. La seconde est que cette période est, de toute l'histoire des rites égyptiens, la plus troublée, la plus complexe et – il faut bien le dire – la plus navrante. Depuis quelques années, les querelles de toutes natures engendrent des schismes en cascade. Des loges éclatent, des obédiences apparaissent, d'autres s'éteignent, des grands maîtres ou soi-disant tels se multiplient. Ce qui est vrai aujourd'hui risque de ne plus l'être demain ! Sachant que je préparais ce livre, des dignitaires contemporains m'ont adressé des documents qui justifient ou paraissent justifier leur filiation, leur revendication contre telle ou telle autre lignée concurrente. D'aucuns commençaient à me prendre à témoin, et d'autres pour juge. Je les en remercie, mais qu'ils me pardonnent : tout ceci ne m'intéresse pas !


France-Spiritualités : Dans un paysage maçonnique actuellement écrasé par les grandes obédiences que sont le Grand Orient de France, la Grande Loge de France, la Grande Loge Nationale Française, la Grande Loge traditionnelle et symbolique "Opéra", la Grande Loge féminine de France, et le Droit Humain, pour ne citer que les plus en vue, quel rôle joue, ou pourrait jouer, Memphis-Misraïm pour les cherchants ?

Serge Caillet :
Ce qui est singulier, c'est l'intérêt que portent aujourd'hui certaines obédiences maçonniques, comme le Grand Orient de France, à Memphis-Misraïm. Mais Memphis-Misraïm est un rite maçonnique marginal et il le restera, sauf à cesser d'être ce qu'il doit être, c'est-à-dire occultiste. En 1910, dans un petit livre sur Ce que doit savoir un maître maçon, Papus écrivait déjà que ce genre de maçonnerie doit être réservé à un petit nombre désireux d'étudier et de pratiquer l'occultisme. A mon sens, c'est bien là le rôle de Memphis-Misraïm en effet. Que de grandes obédiences permettent à leurs membres de suivre ce chemin en leur sein plutôt que d'aller voir ailleurs est bien compréhensible et on peut même s'en féliciter. Mais l'histoire a souvent montré que cela ne marche jamais bien longtemps…


France-Spiritualités : Comment votre livre a-t-il été accueilli par le macrocosme maçonnique et le microcosme de Memphis-Misraïm ?

Serge Caillet :
A ce jour, deux ou trois grandes obédiences, par la voie de leurs publications, en ont rendu d'excellents échos. Et j'ai été accueilli par l'une d'entre-elles avec beaucoup d'égards, pour une présentation très officielle qui m'a particulièrement touché. Voilà pour le macrocosme maçonnique ! Quant au microcosme "égyptien", l'ouvrage y a été aussi fort bien accueilli de toutes parts, précisément, me semble-t-il, parce que je me suis efforcé d'écrire une histoire de Memphis-Misraïm la plus sérieuse possible et que, n'appartenant moi-même à aucune branche égyptienne, j'ai refusé d'entrer dans les querelles partisanes.


France-Spiritualités : Quels sont vos projets, à présent ?

Serge Caillet :
Pour nous en tenir à l'histoire des sociétés initiatiques, je termine actuellement une édition des rituels du rite "primitif et originel swedenborgien", un autre rite occultiste qui ne doit d'ailleurs rien à Emmanuel Swedenborg, plus marginal encore que Memphis-Misraïm, mais qui lui a souvent été associé depuis la Belle époque, et dont Papus et Téder, grands maîtres successifs de Memphis-Misraïm, ont également été les représentants en France, au début du XXe siècle. Je travaille également, comme je vous le disais tout à l'heure, à une édition refondue d'un petit livre paru en 1986, qui aura pour nouveau titre Les Sârs de la Rose-Croix, et qui sera consacré aux sociétés initiatiques qui, dans les années trente, s'étaient associées au sein de la Fédération universelle des ordres et sociétés initiatiques (FUDOSI), comme certains ordres rosicruciens, certains ordres martinistes, la société des Polaires, l'Ordre du Lys et de l'Aigle, l'Eglise gnostique, etc. Dans un autre genre, je poursuis l'étude de la doctrine et des rites de l'Ordre des élus coëns de Martines de Pasqually, et – avec, naturellement, un décalage entre l'apprentissage et la transmission – j'en tire notamment la matière d'études telles que la série consacrée aux "Sept sceaux des élus coëns", en cours de publication dans la revue Renaissance traditionnelle, et de cours ou de séminaires donnés dans le cadre de l'Institut Eléazar.


France-Spiritualités : Serge, merci beaucoup pour ces réponses.

Serge Caillet :
C'est moi qui dois, une fois de plus, vous remercier de m'accorder une tribune. Depuis plusieurs années maintenant, France-Spiritualités réalise un travail remarquable, qui ne cesse d'ailleurs de s'améliorer. Ce m'est un honneur et une joie de pouvoir ainsi modestement y contribuer.




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