Mirabeau qui a joué, en 1789-1790, un rôle de premier plan était-il Maçon ?
Cette question est importante parce que les adversaires de la
Franc-Maçonnerie ont affirmé qu'il avait été
initié et qu'avec
Bailly,
Barnave, Dupont de
Nemours, Grégoire,
Noailles, Pétion, etc., il avait fait partie des
Amis Réunis, donc du Grand Orient de France, et s'était
trouvé à la tête d'un complot maçonnique
chargé de détrôner les Bourbons et de faire une
révolution en France. On sait que cette affirmation sans preuve
obtint le plus grand crédit dans le public (
Mémoires
du Conventionnel Sergent, 1751-1847).
Alors qu'un siècle plus tard, on était
devenu plus exigeant sur les sources, Gustave Bord n'ose plus se contenter
d'affirmations verbales ; s'il tient toujours à son idée
du complot maçonnique, il avoue qu'il n'a personnellement trouvé
aucune trace de ces noms au cours des recherches pour son travail (Gustave
Bord,
La Franc-Maçonnerie en France,
des origines à 1815).
Les
historiens reconnaissent aujourd'hui que le
Grand Orient n'a pas donné d'instruction pour organiser la Révolution,
et encore moins la diriger, qu'il était hors d'état de
le faire. Mais que les
Francs-Maçons ont néanmoins exercé
une large action sur les événements en raison de leurs
idées, de la
propagande qu'ils en ont faite et parce qu'ils étaient
préparés à la vie publique.
L'
initiation de
Mirabeau en conserve donc tout
son intérêt, d'autant plus que dans le deuxième
tirage des
Principaux personnages ayant appartenu
au Grand-Orient, on classe encore, cette fois dans la
Loge des Neuf Surs, la
plupart des personnages ci-dessus :
Bailly,
Condorcet, Brissot, Danton,
Desmoulins, Pétion, Siéyès… sans doute à
la suite de l'adoption de cette liste de l'abbé Barruel par Louis
Amiable, qui en admet la vraisemblance dans son étude sur la
Loge des Neuf Surs.
C'est une question de preuve qui se pose. Comment
espérer aboutir alors que tant de tableaux ont été
détruits, égarés, envoyés incomplets ou
irrégulièrement à l'administration centrale des
Obédiences. Et quand ils sont parvenus, que de noms mal orthographiés,
de dates inexactes, car on ne se piquait pas alors de cet
esprit de
précision que nous avons acquis depuis. Il nous faut donc revenir
au système des fortes présomptions.
Or, dans sa brochure, M.
René Verrier
[Note
de l'auteur : René Verrier, Mirabeau Franc-Maçon,
réimpression de 1953], vient emporter notre conviction
malgré ses recherches négatives, comme celles de M. Félix
Chevrier faites dans les dossiers des Loges qu'aurait pu fréquenter
le grand orateur révolutionnaire. (Félix
Chevrier et Antoine
Alessandri,
La vie hermétique à
,
Paris, 1953).
M. Verrier donne le texte de trois lettres de
Mirabeau
(9 et 16 mai 1779, 19 novembre 1780), où il déclare son
appartenance à la
Franc-Maçonnerie. Elle est d'ailleurs
affirmée par son fils naturel et adoptif, Lucas de
Montigny,
qui écrit qu'il fut
initié dans sa
jeunesse, ce qui lui
permit d'être accrédité par la suite auprès
d'une Loge hollandaise.
Mais M. Verrier va plus loin ; il montre que
Mirabeau
a été admis dans l'ordre des Illuminés sous le
nom de
Léonidas.
A vrai dire, les relations de
Mirabeau avec les
Illuminés ont été constantes. Le suisse Gaspard
Schweizer, dont le père s'était remarié avec la
sur de Lavater, ayant des ambitions politiques et n'ayant pu entrer
dans le Conseil de la ville de Zürich, devint opposant et adhéra
à la section de Zürich des Illuminés, mit à sa
disposition des sommes considérables. En
juin 1786, il quitta
Zürich et vint s'installer à
Paris.
Mirabeau devint aussitôt son ami, au point
que ce financier, au courant de ses embarras pécuniaires, lui
confiait la
clef de son secrétaire s'informant à peine
de l'
argent qu'il y prenait. Aussi se montra-t-il tout surpris, quelques
années plus tard, lorsque
Mirabeau, vivant dans l'opulence grâce
aux subsides secrets de Louis XVI, vint lui rapporter une poignée
de billets de banque qui représentaient une somme de 20.000 livres.
Aux questions de Schweizer,
Mirabeau répondit que c'était
le montant de différents prêts si généreusement
consentis par ce dernier qui se refusait à le croire (F.
Barbey,
Suisses hors de Suisse,
Paris,
1914).
Les lettres de
Mirabeau envoyées de Berlin
à Schweizer ne laissent aucun doute sur la cordialité
de leurs relations fraternelles (
Revue Historique, 1885, tome
XXIX, p. 82).
On sait que
Mirabeau, chargé de mission
par Calonne, à la suite de l'insistance du
duc de
Luynes et de
l'abbé de Talleyrand-Périgord, séjourna en Allemagne
du 5
juillet 1786 au 19
janvier 1787. Il se rendit même à
Brünswick (août-septembre 1786), l'un des foyers de l'Illuminisme
bavarois. C'est là qu'il fit connaissance de Jacques von Mauvillon,
illuminé nommé
Arcésilas, professeur au
collège carolin de Brünswick, avec lequel il restera en relation
jusqu'à sa mort (
Lettres du comte de
Mirabeau à un de ses amis d'Allemagne écrites durant les
années 1786-1787-1788-1789-1790, publiées
en 1792).
Le lien de l'Illuminisme seul peut expliquer la
collaboration de Mauvillon et de plusieurs autres Illuminés à
l'ouvrage de
Mirabeau :
Histoire de la Monarchie
prussienne sous Frédéric II ; seul il peut
expliquer la puissante information de son
Histoire
secrète de la Cour de Berlin, alors que le futur
tribun ne connaissait ni le pays, ni la langue qu'il commençait
seulement à étudier, et aussi cette exactitude qui fit
l'admiration des hommes de 1789, comme plus tard de Chateaubriand et
de Lamartine.