CHAPITRE IV
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Comment Henri de Bonnechose fut nommé avocat général à Besançon. Ses relations avec Mgr de Rohan. Influence décisive de ce prélat sur sa destinée. Les desseins de la Providence commencent à se découvrir. Premières lectures pieuses de Henri de Bonnechose. Etude du traité de la grâce. Voyage à Ensiedeln. Nouveau projet de mariage. Mlle Eulalie Durand de Gevigney refuse sa main. Henri de Bonnechose cherche à quitter Besançon. M. l'abbé Cart, vicaire général, devient son directeur. Pratiques ferventes de piété. Ses relations avec le jeune comte de Montalembert. Fêtes données à Besançon à l'occasion de la promotion cardinalice de Mgr de Rohan. Sentiments de Henri de Bonnechose. Il requiert aux assises du Doubs trois condamnations à mort. Il va se reposer au château de Rozet. Il prend la résolution de se faire prêtre. Révolution de juillet. Efforts pour le retenir dans la magistrature.
Sa démission. Acte solennel de consécration au service de l'Eglise.
1829-1830
Le
prélat qui devait servir d'instrument à la divine Providence pour tirer du monde Henri de Bonnechose et le faire entrer dans l'
Eglise, Louis-François-Auguste,
duc de Rohan-Chabot, cardinal-archevêque de
Besançon, était lui-même un éclatant exemple des vocations extraordinaires. Prévenu de la grâce, il mérita, par sa
fidélité à la suivre, le don de discerner dans les autres ce qu'il avait reconnu en lui. Personne n'eut, dans notre siècle, à un aussi haut degré, cet exquis discernement ; personne, il est vrai, n'avait fait plus de sacrifices pour se donner à
Dieu. Il était, par sa naissance, le parent des rois et presque leur égal. Toutes les dynasties s'étaient disputé
ses services.
Chambellan sous l'empire, colonel et pair de France sous la Restauration,
d'une piété exemplaire dans les deux cours, il avait refusé,
après la mort de sa femme, la main d'une princesse de Saxe, que lui offrait
Louis XVIII, et il était allé ensevelir à
Saint-Sulpice toutes les grandeurs de sa race et toutes les espérances de son nom. Mais le
séminariste n'avait pu faire oublier le gentilhomme. Il passait ses vacances dans son château de la
Roche-Guyon, où l'abbé
Mathieu, alors son
condisciple, et qui devait être son successeur sur le siège de
Besançon, le suivit à titre de répétiteur, non sans se plaindre de la gêne que lui imposait le
grand monde dont son élève était entouré. Cette cour brillante était une nouvelle épreuve pour la vocation du jeune
duc. Bien loin d'y succomber, sa volonté s'y affermit, la magnificence ne servait qu'à rehausser la piété, le zèle dominait tout, et le maître de la maison ne recevait les
hommages des hommes que pour les reporter à
Dieu. Devenu
prêtre, le
duc de
Rohan donna aux vacances de la
Roche-Guyon un
air plus grand encore. C'était un honneur fort envié que d'y être admis. On y rencontrait la princesse Estherazy et ses filles, le comte Appony, Mgr de Forbin-Janson,
évêque de
Nancy, l'abbé Dupanloup, le jeune comte de
Montalembert. Lamartine, un des hôtes les plus assidus, datait de la
Roche-Guyon une de ses méditations
religieuses. La
poésie, la musique, l'éloquence, la peinture, faisaient au
duc un magnifique cortège. De jeunes avocats, comme Berryer, des magistrats renommés, tels que Bellart et Marchangy, mêlaient à l'aristocratie de la naissance celle du talent et de l'
esprit. On reprochait à l'abbé de
Rohan d'avoir les préjugés de sa race et de préconiser à outrance la politique des ultras. Il faut avouer que, pour un homme d'ancien régime, il faisait aux hommes nouveaux un accueil assez flatteur et des avances assez gracieuses.
Ce fut à la
Roche-Guyon que Henri de Bonnechose vit M. de
Rohan pour la première fois. Jeune, ambitieux, distingué, il avait souhaité l'honneur d'être présenté à un
prêtre qui accueillait si bien la
jeu nesse
royaliste, qui appréciait la distinction de la personne et des manières, et qui pouvait l'aider dans sa carrière de magistrat. Il voulait plaire et il y réussit. Sur ces entrefaites, le siège archiépiscopal de
Besançon vint à vaquer par la mort de Mgr
Villefrancon. M. Portalis, qui était garde des sceaux, indiqua au conseil son cousin, Mgr d'Astros,
évêque de
Bayonne comme fort capable de remplir ce grand poste ; mais Mgr d'Astros le refusa, en alléguant que sa santé exigeait le climat du Midi, et les
vues du roi se portèrent sur M. l'abbé de
Rohan, qui venait d'être préconisé comme
archevêque d'
Auch, et qui attendait l'expédition de ses
bulles. Portalis, sachant qu'on reprochait au
duc ses préjugés, imagina d'intéresser à sa nomination toute la députation du
Doubs et de la Haute-Saône, sans distinction de nuance ni de parti. M. le
marquis de
Grammont, M.
Bourgon et M. Clément, qui étaient du centre gauche, très flattés de cette avance, se joignirent avec empressement à leurs
collègues pour solliciter du roi ce que le roi souhaitait plus que personne. Ils pensaient que le nom du
duc de
Rohan, sa fortune, son grand cur, son crédit à la cour, feraient beaucoup d'honneur au siège de
Besançon, et que cette ville profiterait largement de sa munificence et de ses bienfaits. La démarche eut un plein succès, et le nouvel
archevêque vint prendre possession de son siège le 1er
février 1829, à la satisfaction de tous les partis. Il avait dit à M. de Bonnechose, en quittant
Paris : « Bientôt je vous appellerai auprès de moi. »
L'occasion ne tarda pas à se présenter. M. de Meyronnet de
Saint-Marc, procureur général à
Besançon, ayant été nommé conseiller à la cour de cassation, deux magistrats furent proposés au garde des sceaux pour le remplacer. L'un était M. le conseiller
Bourgon, député du centre gauche ; l'autre, M. Clerc, premier avocat général. Portalis préféra M.
Bourgon, lui offrit le poste, obtint son agrément et annonça sa nomination dans les conversations de la
Chambre. Pendant ce temps-là le maréchal
Moncey faisait des démarches en faveur de M. Clerc, son vieil ami. Il fut aidé par Mgr de
Rohan, qui avait pour M. Clerc une grande estime, et qui voulait profiter du mouvement pour appeler M. de Bonnechose à
Besançon. Le roi s'engagea volontiers envers le
prélat, et quand M. Portalis alla présenter à sa signature la nomination du procureur général de
Besançon, Charles X, tirant de son gilet un petit billet : « L'ordonnance est à refaire, monsieur le garde des sceaux, voici mes candidats : procureur général à
Besançon, M. Clerc ; premier avocat général, M. de Bonnechose. Que dirai-je à M.
Bourgon ? répliqua M. Portalis. Vous lui direz que je suis content de ses services, que je le nomme chevalier de la
Légion d'honneur, et que la première présidence de
chambre vacante à la cour de
Besançon sera pour lui. »
La surprise de M. de Bonnechose fut très grande ; il avait oublié la promesse de l'
archevêque, et il se croyait fixé à
Riom pour longtemps ; mais une lettre pressante du
prélat suivit de près l'ordonnance royale ; il quitta l'Auvergne avec regret et s'achemina vers la Franche-Comté, non sans se plaindre un peu d'être ainsi envoyé de province en province, tandis que toute son ambition était d'être appelé à
Paris.
A son arrivée à
Besançon, l'
archevêque
était absent ; mais ses chefs et ses
collègues s'empressèrent
auprès de lui et lui témoignèrent les plus agréables
sympathies. La cour et la ville étaient divisées par la politique ; le nouvel avocat général, se faisant tout à tous, trouvait dans son exquise politesse l'art de ne déplaire à personne. Le ministère Maltignac, qui touchait à sa fin, laissait des regrets parmi les libéraux ; la nomination du ministère
Polignac exaltait les ultras ; mais un homme de bien, cher à
Besançon, M. Courvoisier, avait accepté les sceaux dans le nouveau cabinet, sa présence rassurait ceux qui redoutaient quelque coup d'Etat, et sa bienveillance envers ses
compatriotes leur donnait l'espoir d'obtenir pour eux ou pour leurs fils les faveurs du pouvoir. M. de Bonnechose se créa rapidement dans la noblesse, dans la magistrature, dans la
bourgeoisie, les relations les plus diverses.
Son âge se rapprochait des plus jeunes magistrats ; M. Magdelaine, substitut à la cour, MM. Edouard Clerc, de
Bussières, de
Vregille, conseillers auditeurs, devinrent ses amis ; ses fonctions le mettaient en rapport avec les grands personnages de la province ; le premier président Chiflet, M. de Terrier-Santans,
maire de
Besançon, M. le président Monnot-Arbilleur le traitaient comme un égal. Il fréquentait aussi M. Jean-Jacques Ordinaire, ancien recteur de l'académie de
Besançon, qui appartenait au parti libéral, mais qui s'était rapproché publiquement de la
religion et qui en pratiquait tous les devoirs avec une exemplaire
fidélité.
A côté de ces relations officielles,
Dieu lui en avait ménagé d'autres pour l'attirer doucement à lui. Dans la rue du Clos, à quelques pas de son domicile Mlles de Bouverot tenaient un modeste salon, où se réunissait l'élite de la noblesse. Elles étaient à peine dans l'aisance, mais leur
esprit, leur vertu, leur beauté, qui datait de l'émigration et qui avait survécu à leur
jeunesse, les avaient rendues chères à la société bisontine. M, de Bonnechose devint bientôt un des habitués de leur maison. Elles s'étaient aperçues que l'avocat général, malgré ses brillants dehors, n'était pas heureux et qu'il cherchait encore sa voie. On racontait que dans une promenade qu'il avait faite à
cheval dans les environs de
Besançon, avec un de ses plus jeunes
collègues, une procession de village les avait arrêtés un instant. « Quelle stupidité ! » s'écria son
compagnon. Bonnechose le reprit : « Mais si la
religion est vraie, n'est-ce pas nous qui serions insensés et stupides ? Il faut l'étudier. » Quelque temps après, le jeune magistrat se fit une entorse et fut condamné au repos. Mlles de Bouverot, à qui il demanda des livres, glissèrent, parmi des mémoires historiques et des
poésies, la
Vie de saint Ignace. II la
lut avec avidité, mais elle ne le toucha guère, et il sortit de son
lit beaucoup moins converti que ne l'avait été le glorieux blessé de Pampelune.
Mgr de
Rohan, de retour à
Besançon, lui fit le meilleur accueil, l'invita toutes les semaines à sa table, et ne négligea aucune occasion de mettre en
relief son cher protégé. Celui-ci n'affectait
pas, pour plaire au
cardinal, plus de piété qu'il n'en professait. « Vous avez lu la
Vie de saint Ignace, lui dit le
prélat, qu'en pensez-vous ? Monseigneur, ce ne sont que de grandes extravagances. » Sans s'offenser de cette étourderie, l'
archevêque en conclut qu'il lui fallait d'autres livres pour l'éclairer. Mlles de Bouverot, averties de cette réponse, ne se déconcertèrent pas. Elles firent tenir à l'avocat général d'abord l'
Esprit
de saint François de Sales, puis la
Vie du saint
évêque de Genève. L'effet de cette lecture fut merveilleux, et l'
âme du jeune homme commença à devenir sensible à la piété. Tout occupé d'ailleurs de ses devoirs judiciaires, il lisait, dans l'intervalle des audiences, les uvres de d'Aguesseau. C'était le magistrat qu'il voulait former et perfectionner en lui, les yeux fixés sur un des plus beaux modèles de la magistrature française. Mais il tomba sur le récit que le chancelier fait de la vie et de la mort de son père. Ce père était profondément chrétien, comme on l'était encore au commencement du
XVIIIème siècle, et M. de Bonnechose avoue qu'il se mit à souhaiter pour lui-même et la même vie et la même mort,
fruit de la grâce divine.
Dieu, qui voulait la lui faire goûter, ne cessait de le prévenir. Un jeune
séminariste de
Saint-Sulpice, dont Mgr de
Rohan avait deviné la vocation, vint passer le mois d'août au palais archiépiscopal. M. de Bonnechose l'interrogea sur ses études avec une certaine curiosité, et en particulier sur le traité de la grâce,
qui avait fait, pendant l'année, la matière de l'enseignement du
séminaire. Le
séminariste était tout plein de son sujet. Il l'exposa avec une netteté parfaite, et la curiosité du magistrat ne fit que redoubler. Sur quelques points obscurs, on consulta M. l'abbé Gousset, professeur au grand
séminaire de
Besançon, l'oracle de l'école, et qui devait l'être bientôt de la France entière. L'
esprit ferme et net de Henri de Bonnechose s'étonna de tant de
clarté. Il s'emplissait comme à son insu, de cette lumière vive et sereine qui a éclairé les Augustin et les Thomas dans une matière si mystérieuse, et il ne pouvait se défendre d'admirer l'
Eglise, en se disant à lui-même qu'il ne l'avait pas assez connue.
Ainsi
Dieu rapproche les
âmes et les lie les unes aux autres pour les faire entrer dans ses desseins. Cet humble
séminariste qui répète la leçon de
Saint-Sulpice sera un
jour le
cardinal Caverot
archevêque de
Lyon. Ce magistrat qui l'écoute sera le
cardinal de Bonnechose,
archevêque de
Rouen. Ce grand
théologien qui donne des explications sera le
cardinal Gousset,
archevêque de
Reims, et le
prélat qui réunit à sa table le
séminariste, le magistrat, le
théologien, va devenir le
cardinal de
Rohan.
Un autre personnage, d'un moindre renom, mais d'une égale
sainteté, va bientôt prendre place à côté d'eux dans l'estime de M, de Bonnechose. Ce sera Mgr Cart,
évêque de
. Il n'est encore qu'un humble
vicaire ; mais le regard de Mgr de
Rohan s'est arrêté sur lui, c'en est assez pour lui marquer ses hautes destinées.
M. de Bonnechose, qui devait en faire son
confesseur, fut le premier témoin de son élévation inattendue dans le clergé de
Besançon. Un
jour qu'il jouait au billard avec l'
archevêque, on annonça un
vicaire de
Saint-Pierre : l'
archevêque alla à sa rencontre et lui donna audience à l'extrémité de la salle, dans l'embrasure d'une fenêtre. Dès le premier mot de l'entretien, le
prêtre s'étonne, se récrie, se jette aux genoux du prince, le conjure d'avoir pitié de sa
jeunesse. Mais Mgr de
Rohan paraît inflexible, et le
prêtre sort avec un
air désolé. A peine s'est-il retiré que l'
archevêque, s'adressant à M. de Bonnechose : «Voyez, monsieur l'avocat général, quelle différence il y a entre les
prêtres et les hommes du monde. Chez vous, on n'a pas tant de peine à décider les gens à recevoir de l'avancement, tandis que nos
prêtres ne souhaitent que l'obscurité. Ce
prêtre est M. l'abbé Cart,
vicaire de
Saint-Pierre, dont je veux faire mon
vicaire général : il n'en veut pas entendre parler ; mais il le sera. » Le lendemain, nouveau refus de M. l'abbé Cart ; nouvel ordre de l'
archevêque. « Eh bien ! lui dit le
prélat, puisque vous ne voulez pas m'obéir, c'est à la sainte vierge que vous obéirez, » Là-dessus il le conduisit dans sa chapelle ; c'était le 08 septembre 1829 ; il lui parla avec tant d'éloquence de la fête du
jour et de l'obéissance de la sainte Vierge à la volonté de
Dieu, que M. Cart se rendit et fit son sacrifice.
En présentant ainsi M, l'abbé Cart à
M. de Bonnechose, l'
archevêque lui indiquait un directeur déjà
consommé en sainteté et fort apprécié à
Besançon. Il l'avait gagné peu à peu par sa bonté, sa douceur, son affection ; mais il voulait l'amener à la pratique fréquente des sacrements et courber son cur rebelle sous le joug de Celui qui a dit :
Apprenez
de moi que je suis doux et humble de cur ; prenez mon joug, et vous trouverez le repos de votre âme. Nul n'était plus capable que M. l'abbé Cart de faire goûter au
néophyte les dons exquis de 1a piété chrétienne. Il mit dans sa direction tant de tact et de
charité, que M. de Bonnechose se rendit tout entier et commença à mener une vie nouvelle.
« Chaque matin, dit-il, avant d'entreprendre les travaux de ma profession, j'allais à la messe. Ayant pris
goût à la vie des saints, je relus avec délices celles de saint Ignace et de saint
François de
Sales, et j'y trouvai de nouvelles lumières. Le commerce des personnes pieuses me devint singulièrement agréable. Le clergé de
Besançon me toucha par sa foi et sa régularité ; l'
archevêque exerça sur mon
âme une grande
influence par sa piété et son dévouement. Alors se présenta à mon
esprit la pensée de tout quitter pour servir
Dieu dans l'
Eglise. C'était la troisième fois qu'elle me revenait. Je l'avais repoussée à
Rouen sans m'y arrêter un seul
jour ; elle m'avait préoccupé à
Riom avec plus de
force, mais les conseils du premier président m'y avaient fait renoncer ; ici, j'étais éclairé d'une meilleure lumière et je commençais à entrevoir la carrière sacerdotale sous un autre
jour ; mais le sacrifice me paraissait au-dessus de mes
forces. Je m'en ouvris à Mgr de
Rohan ; il sourit, parut heureux, mais ne me pressa pas. Seulement, il m'invita à l'accompagner dans un voyage en
Suisse et à onsulter
Dieu sur ma vocation à Notre-Dame des Ermites. M. l'abbé de Marguerye, alors aumônier du
collège royal de
Besançon, depuis
évêque de
Saint-Flour et d'
Autun, vint avec nous. Dans le
sanctuaire vénéré où je demandai à la sainte Vierge d'être éclairé sur la volonté de
Dieu, je ne reçus aucune lumière particulière. L'appel intérieur que j'avais cru entendre me parut une illusion ; il n'était que prématuré. Au retour de ce petit voyage, je repris mes fonctions judiciaires et me livrai tout entier aux devoirs de mon état
(45). »
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(45) Histoire personnelle, manuscr.